Histoire de la CFAO >> DECAM CFAO 1987 2000
Stephen Decam
LA CFAO, de son centenaire à la fin du siècle (1987-2000) : un nouveau mariage avec le négoce en Afrique noire
En juin 1987, la CFAO commémorait avec faste son centenaire avec deux grandes manifestations, à Marseille, son siège social, et à Paris, son siège administratif, et avec deux ouvrages, l’un académique l’autre plus pittoresque (une solide plaquette riche en illustrations et témoignages). La puissance de la CFAO semblait solide puisqu’elle avait accédé au peloton des grandes firmes françaises, au moment même où la crise économique avait atteint l’Afrique depuis le ‘contre-choc pétrolier’. Or, trois-quatre ans plus tard, le capital de la CFAO passe sous le contrôle du groupe Pinault, son équipe dirigeante est profondément changée, son siège parisien vendu. Ayant perdu son indépendance puisqu’elle était désormais intégrée dans un groupe aux fortes exigences de rentabilité, la CFAO se retrouvait confrontée aux aléas d’un outre-mer inquiétant, puisque la langueur économique rongeait nombre de pays africains. Nombre de salariés de la CFAO et d’observateurs doutèrent alors de la pérennité d’une entreprise qui leur semblait promise à une revente rapide ou, pire encore, à un démantèlement par le biais de la cession successive de ses actifs. Le négoce en Afrique semblait dans l’impasse, tandis que les activités de reconversion en Amérique, en Océanie et en Europe se trouvaient plongées dans une guerre concurrentielle terrible. Peu de temps après avoir fêté son centenaire, la CFAO paraissait ne pas pouvoir accéder au siècle suivant !
Cependant, cette communication vise à montrer que la CFAO a survécu à ces secousses capitalistiques, managériales, économiques. Loin d’être un handicap, l’insertion dans le groupe Pinault (Pinault-Printemps-Redoute, ou PPR) lui a procuré des avantages certains. Et surtout, l’Afrique tant décriée s’est avérée constituer un marché important pour peu que les savoir-faire soient renouvelés, la gamme de produits enrichie, l’organisation plus efficace. Paradoxalement, la CFAO est devenue plus ‘africaine’ et plus solide à la fois ; elle s’affirme même comme l’entreprise leader du négoce (terme conçu ici comme le grand commerce, le commerce de gros et la distribution spécialisée) en Afrique noire tant francophone qu’anglophone, alors que tant de concurrentes s’affaissent ou disparaissent. « La loi du dernier survivant[1] », bien connue dans le monde capitaliste, joue en sa faveur : déjà présente il y a un siècle le long du golfe de Guinée, la CFAO en est encore un acteur clé au tournant du 21e siècle[2] !
1. Une CFAO puissante sans l’Afrique ? (1987-1992)
Sous l’impulsion de son P.-D.G. (depuis 1973) Paul Paoli, qui a effectué toute sa carrière dans la société, la CFAO a entrepris d’accélérer son redéploiement vers l’Europe. Certes, elle a accompagné avec punch la croissance africaine, notamment pendant le boum des années 1970 et du début des années 1980. Mais la capacité d’autofinancement que cet essor a procurée a également servi à assurer un développement ‘dualiste’ : les métiers entretenus en Afrique ont été de plus en plus ‘dupliqués’ en Europe, par un transfert de savoir-faire qui paraissait alors judicieux. Quand la crise économique s’est abattue sur l’Afrique, la CFAO a accéléré ce mouvement, notamment par croissance externe, avec de multiples rachats de sociétés.
A. Une Afrique rébarbative ?
Etablir des activités dans des pays à pouvoir d’achat et solvabilité élevés ne pouvait qu’être pertinent à une époque où les populations africaines voyaient leur précarité s’amplifier. L’arrêt des grands chantiers dans beaucoup de pays africains, la chute des revenus des hydrocarbures, des produits miniers et des denrées tropicales (commodities) expliquaient la contraction des commandes publiques et de la consommation privée. L’impression globale, sur le moment mais aussi a posteriori, est que la CFAO a privilégié nettement les pays développés européens et, moins sensiblement, nord-américains, que l’Afrique n’était plus au cœur de son déploiement stratégique. Il est vrai que l’affaissement de l’économie sénégalaise, par exemple, qui avait été longtemps un symbole de la puissance des maisons de négoce françaises, pouvait décourager les espoirs des négociants ! que la crise intense subie par le Nigeria – bien que nombre de cadres aient cru désespérément que le pays allait ‘repartir’ ! – avec tous ses chantiers suspendus et les tensions vécues par l’agglomération de Lagos, pouvait inciter à perdre confiance. L’élasticité du marché africain semblait faible, les perspectives de croissance pour une entreprise soumise à des exigences de rentabilité semblaient impossibles à satisfaire outre-mer.
Plus gravement encore, plusieurs noyaux d’activité classiques de la CFAO étaient ébranlés en Afrique même par les mutations des circuits commerciaux locaux : la poussée des Libano-Syriens et des autochtones pour le commerce des ‘marchandises générales’ (General Import) semblait condamner ce qui restait encore des anciennes grosses factoreries ; des occasions de brasser des chiffres d’affaires importants s’effritaient donc. Par ailleurs, pour plusieurs types de marchés, l’ampleur de ‘l’économie grise’, marquée par des fraudes à l’importation, les va-et-vient transfrontaliers facilités par la corruption de certaines administrations locales, débouchaient sur la remise en cause de plusieurs activités, telle la distribution de matériel audiovisuel. Enfin, dans nombre de pays, la gestion des liquidités devenait aléatoire : les transferts d’argent vers l’Europe deviennent délicats, les banques centrales s’arrogeaient souvent le droit de bloquer les disponibilités des entreprises, voire de leur imposer des ponctions au nom de l’intérêt bien compris du développement local.
Déjà « mal partie » (René Dumont), l’Afrique était-elle ‘mal arrivée’ ? C’est ce que semblait croire en tout cas la CFAO, de moins en moins ‘africaine’ dans l’âme. D’ailleurs, nombre de groupes menaient une stratégie de repli : Unilever se défaussait peu à peu de ses activités commerciales en Afrique noire (Compagnie du Niger français, etc.), la SCOA contractait son appareil commercial, au point que SCOA-Nigeria en devenait presque l’essentiel ; le groupe anglais Lonrho vacillait.
Les dirigeants de la CFAO – les témoins le confirment tous – songeaient alors non à un repli d’Afrique – car la CFAO restait fidèle à son histoire et à sa ‘culture’ -, mais à une contraction sévère de son dispositif commercial outre-mer. Une réforme, enclenchée par le directeur général de l’époque, Jean-Pierre Le Cam, a fait éclater dans chaque pays l’organisation managériale en des entités multiples, spécialisées : il s’agissait d’abord d’alléger les frais de gestion ‘structurels’, en supprimant nombre de procédures centralisées ; il fallait surtout que chaque entité prouve sa viabilité : soit elle obtenait la compétitivité et la profitabilité nécessaires, soit elle était condamnée à être cédée à des repreneurs locaux (des investisseurs autochtones, notamment) ou même fermée. Cet allégement du dispositif commercial inquiétait nombre de cadres de l’entreprise, d’autant plus qu’il supposait à terme une déflation drastique des effectifs d’expatriés, devenus fort coûteux pour le budget des entités mises en place. D’autre part, rétrospectivement, on peut penser que cette filialisation à l’extrême a multiplié les charges fixes et exposé les entités rentables à une charge fiscale complète, sans plus de compensation entre les entités en déficit et les bénéficiaires.
B. Une CFAO orientée vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord
Proclamée « l’année du développement européen[3] » par le CFAO, l’année 1989 fut marquée par l’intensification des investissements hors d’Afrique, notamment dans la distribution automobile, regroupée en Europe autour de la filiale CICA. La grande distribution (des chaînes de supermarchés dans le Grand Sud français), la distribution automobile, le négoce de matériels électriques (CDME), diverses affaires de cycles, de matières plastiques, de location de matériel de chantier, etc. permettaient une augmentation rapide du chiffre d’affaires, avec des gains énormes certaines années. Ce foisonnement était logique : une simple concession de distribution d’automobiles Mercedes dans le Centre-Ouest procurait alors chaque année un chiffre d’affaires supérieur à la distribution d’automobiles dans un pays africain moyen. Si la stratégie de diversification du groupe était conforme aux conseils des spécialistes en économie d’entreprise, les trois branches clés déployaient la majorité de leur chiffre d’affaires en Europe.
La CFAO s’ancrait désormais en Europe : en 1989, celle-ci abritait 63 % de ses effectifs, l’Afrique seulement 32 %[4]. En un grand tournant dans l’histoire de la société, le chiffre d’affaires européen finit par dépasser l’africain en 1988, année fabuleuse où le chiffre d’affaires de la CFAO croît de 60 % (surtout par croissance externe) (de 15 à 23,5 milliards de francs). Les deux tiers du chiffre d’affaires étaient obtenus hors d’Afrique au début des années 1990.
L’expansion de la CFAO était spectaculaire : le chiffre d’affaires avait doublé entre 1987 (l’année du centenaire) et 1989 ! Le groupe fédérait alors 31 000 salariés. La capacité d’autofinancement et la profitabilité semblaient prospérer.
Cet effort intense avait pourtant des conséquences financières : le groupe devait mobiliser des sommes importantes pour financer sa croissance externe ou la remise à niveau des entités acquises. Tout en accroissant ses fonds propres et en puisant dans des réserves abondantes constituées au fil des années 1970/1980, il dut recourir à un fort endettement bancaire, et sa capacité de manœuvre tendait à s’amenuiser, alors même que le déploiement de la distribution de matériel électrique et de la grande distribution requéraient d’amples investissements. Nombre d’observateurs pensent que la rentabilité du groupe s’effritait au tournant des années 1990 et qu’un seuil critique d’endettement et de diversification allait être atteint rapidement.
C. La CFAO dans le groupe Pinault
Ces incertitudes financières fragilisèrent peu à peu la CFAO. Certes, P.Paoli avait réussi à fédérer autour de son équipe des administrateurs et des investisseurs (Crédit lyonnais, G. Eskenasi, du mini-groupe financier et bancaire Parfinance), mais la place parisienne semblait de moins en moins confiante dans une expansion qui lui paraissait quelque peu débridée. De façon classique, le groupe CFAO était devenu aux yeux de nombreux observateurs une sorte de ‘conglomérat’ dont les entités étaient de moins en reliées par une logique commune.
Incertitudes financières et boursières, stratégie mise en question : la CFAO se retrouvait parmi les sociétés susceptibles de devenir la proie de prédateurs… L’accord conclu en 1989 entre P. Paoli et l’industriel et financier François Pinault sembla mettre fin à ces inquiétudes ; mais, très vite, l’équipe de F. Pinault prit conscience des contradictions qui sapaient les bases du développement rapide de la CFAO et de ses faiblesses financières. L’équipe de P. Paoli dut alors partir, en mars 1990, au terme d’un accord honorable pour les dirigeants. F. Pinault décida de fusionner la CFAO et la société Pinault SA, à la fin de 1990 : la CFAO en tant que telle quitta donc la cotation boursière ; la nouvelle société CFAO alors créée devint une branche parmi d’autres au sein du groupe Pinault. Celui-ci délégua Hervé Guillaume, l’un de ses proches, à la présidence de la CFAO (1991-1993), puis son propre fils (F.H. Pinault, en 1993-1997), avant Alain Viry en 1997. Spécialiste de négoce international au sein de CDME puis de Rexel[5], celui-ci symbolise le désir du groupe PPR de concilier au sein de la CFAO l’expansion internationale et la rigueur gestionnaire de l’équipe en place.
2. La CFAO redevient africaine
Cette prise de pouvoir du groupe Pinault en 1990 parut devoir condamner la CFAO africaine. Comment supposer que le patron de ce qui devenait de plus en plus un groupe de distribution diversifié et orienté vers les marchés de consommation de masse et de semi-luxe[6] pût s’intéresser à des marchés africains fragmentaires et faibles ?
A. L’élagage des activités non africaines
Un recentrage stratégique parut nécessaire. Peu à peu, la majorité des activités hors d’Afrique et des DOM-TOM de la CFAO s’éloignèrent d’elle ; elles furent réparties en deux blocs. Les activités jugées ‘non stratégiques’ furent revendues ; Pinault met fin au foisonnement de la CFAO des années 1980. Celui-ci avait abouti non à des erreurs manifestes mais plutôt à une remise en cause des anticipations optimistes qui avaient servi de levier à la croissance de l’époque : la constitution d’une firme de grande distribution trapue dans le Grand Sud s’était avérée un succès momentané avant que l’intensification de la concurrence et de la concentration en marquent les limites ; le groupe Pinault l’a vendue au groupe Casino ; les diverses filières commerciales ont elles aussi été cédées tant en France qu’en Amérique du Nord, y compris, en 1992, la distribution automobile[7], dont le volume d’activité était pourtant élevé, puis la distribution de cycles[8], conservée jusqu’en 1996. De façon classique en économie d’entreprise, le redéploiement non-africain de la CFAO l’avait conduite à une diversification excessive dans des pays développés où le mode de concurrence est différent de celui qui règne en Afrique, où les conditions du marché et les parts de marché évoluent vite. Mais la stratégie de l’équipe de P. Paoli avait tout de même permis d’intégrer le métier de distribution de matériels électriques autour d’une société, CDME, qui s’est avérée pouvoir constituer un pôle de croissance vigoureux, une véritable ‘pépite’ ! Rebaptisée Rexel en 1992, cette entreprise est devenue l’une des entités clés du groupe PPR, avec une expansion européenne forte, faisant d’elle l’un des deux coleaders de la profession. Toutefois, si Rexel appartient au groupe PPR, elle vit désormais sans aucun lien avec la CFAO.
B. La vocation de la CFAO au sein du groupe PPR
Paradoxalement, la ‘logique financière’ du groupe PPR revitalise la stratégie africaine de la CFAO. « F. Pinault est un homme de ‘coups’ à contre-courant. La CFAO disposait de forces et, en Afrique, avait de belles cartes, des structures prépondérantes sur beaucoup de marchés. Il y avait un fonds de commerce important, autour du nom CFAO (un dirigeant). » Cela explique la relance de la stratégie africaine de la compagnie : « Retour aux sources : l’avenir[9] », titre le journal interne Contact en 1992 : « Nous ne tournons pas le dos à l’Afrique […]. Recommençons l’histoire et embellissons-là ». La CFAO reprend confiance dans l’Afrique et, partant, en elle-même, dotée d’ « un avenir aussi prestigieux que son passé[10] ».
Certes, la CFAO n’entretient aucun lien commercial avec les autres activités du groupe PPR (Pinault-Printemps-Redoute[11]) : elle ne gère aucune organisation de vente par correspondance, elle n’entend pas ouvrir de Printemps en Afrique[12], elle n’est pas la correspondante de Rexel pour les matériels électriques. Pourtant, des caractéristiques communes la réunissent à ces activités : le commerce de détail, avec tous ses savoir-faire en marketing et en vente, le négoce de matériels, lui aussi doté de talents spécifiques. Une logique de commerce et de négoce légitime par conséquent la présence de la CFAO dans le groupe PPR. De plus, elle y renforce le mouvement du groupe en faveur d’une implantation plus internationale, alors que, au milieu des années 1990, l’étranger ne lui procure que 30 % de son chiffre d’affaires[13] : avec près de 90 % de son propre chiffre d’affaires obtenus à l’international, la CFAO est l’un des flambeaux du groupe hors de France !
C. Une nouvelle CFAO
Délesté de l’essentiel de ses activités hors d’Afrique et des DOM-TOM, l’héritage de la CFAO se retrouvait cantonné dans le négoce en Afrique noire et ses relais en France et en Grande-Bretagne. Le groupe Pinault le transfère en 1990 à une filiale à 100 % à qui il attribue le nom de CFAO : une entité CFAO est préservée et maintient le nom historique de l’entreprise. Le Siège est transféré de la place d’Iena (où il se trouvait depuis les années 1950) à Sèvres. Une nouvelle identité sociale est dessinée en 1996/1997 : la CFAO se dote d’un logotype – il évoque la Terre, les courbes symbolisent les liens commerciaux et humains, les échanges - et d’une charte graphique qui visent à mieux cimenter les filiales autour d’un esprit de groupe et à célébrer le renouveau de la société[14]. La CFAO devient dès lors une société mère gérant les filiales africaines, une structure de holding légère d’une trentaine de salariés en 1993.
La sagesse de F. Pinault est d’y réussir un ‘amalgame’ entre des ‘hommes de la CFAO’ et des dirigeants issus du groupe PPR. Le directeur général, notamment est recruté au sein du vivier constitué par P. Paoli et J.P. Le Cam : Stephen Decam a en effet été l’un des piliers du groupe en Afrique où il est devenu directeur général de CFAO-Nigeria dans les années 1980. Le secrétaire général, Marc Vezzaro[15], et plusieurs directeurs responsables de l’outre-mer, sont eux aussi issus de l’ancienne CFAO, tels : René Dupraz, qui supervise l’Afrique centrale puis aussi l’Afrique sahélienne, Robert Monet, directeur de l’Afrique occidentale en 1990-1993, Christian Villa, son successeur en 1993-1997, enfin Jacques Zymelman depuis 1997. Par contre, quelques hauts responsables proviennent du groupe Pinault, comme Géry Desurmont[16], ou sont recrutés à l’extérieur, tel Renaud de Lestage, directeur général adjoint de la CFAO chargé du développement[17].
A la base, « tous les patrons d’aujourd’hui sont des gens de l’époque, sauf au Tchad où il vient de la SCOA, ils sont tous issus du vivier constitué dans les années 1960/1970. Il n’y a pas eu de départs massifs, de licenciements (un dirigeant, été 1999). » Devant cette délégation de responsabilité, les cadres de la CFAO se sont ressaisis : « On n’a eu de cesse, pendant les trois-quatre premières années, de prouver qu’on était viable. Avec le repli sur l’Afrique, il fallait faire ses preuves. La population expatriée : ce sont des gens qui, lorsqu’ils ont donné leur confiance, la donnent de façon quasiment définitive. Une très grande confiance s’est nouée dans les deux sens entre la direction et les expatriés. La force du groupe, c’est d’avoir des expatriés qui [à cause de leur fort tempérament et de la capacité de réflexion autonome que leur procure leur enracinement sur le terrain] ‘contestent le Siège’, qui ‘discutent’ les recommandations et les orientations : ils donnent des coups de téléphone au Siège, on en parle, on se convainc mutuellement, et la décision finale est la bonne ; c’est une culture d’entreprise spécifique (un dirigeant) », qui repose sur des personnalités fortes et une relation immédiate entre les dirigeants du terrain et ceux du Siège
D. La CFAO confiante dans l’Afrique ?
Au terme d’un ‘recentrage stratégique’ classique, la CFAO s’est-elle retrouvée ‘nue’ ? gestionnaire d’actifs africains résiduels, sans grand espoir de croissance ni de profits ? donc sans guère d’avenir ? Le risque était d’en faire une ‘entreprise musée’, arc-boutée sur une ‘culture d’entreprise’ forte, mais paralysante, riche d’histoire mais stérile pour l’avenir. Nombre de cadres de la CFAO éprouvent des états d’âme au milieu des années 1990 : l’avenir de la compagnie au sein du groupe PPR semble incertain, on redoute une ‘vente par appartements’ des actifs dans chaque pays, ou le repli sur les quelques entités les plus solides voire rentables. La presse économique susurre même que le groupe PPR ne conserverait la CFAO que pour soutenir la stratégie géopolitique de la France en Afrique, pour épauler les intérêts français face aux intérêts nord-américains ou japonais. « Au sein du groupe PPR, on était des losers. On a un peu temporisé entre le groupe Pinault et la CFAO. Il y a eu un rejet au sein de la société. Il y a même eu un groupe d’expatriés africains qui a esquissé l’idée de racheter la CFAO à F. Pinault (un dirigeant). »
De multiples questions se posent aux dirigeants de la CFAO au milieu des années 1990. Il est vrai que le destin d’une société commerciale active en Afrique semble aléatoire puisque ce continent ne pèse que 3 % environ du commerce mondial dans les années 1990 : comment envisager d’assumer ce qui constitue la substance de la vocation d’une entreprise, la croissance du chiffre d’affaires, sur un continent aux perspectives d’expansion aussi limitée ? Comment gagner de l’argent dans des économies aussi fragmentaires ? Ne faut-il pas enrichir les savoir-faire et les renouveler ? diversifier le ‘portefeuille d’activités stratégiques’, dénicher de nouveaux métiers afin de consolider l’appareil commercial et les parts de marché ? Plus fortement encore, comment assurer la relève générationnelle au sein de la CFAO, le remplacement de toute la strate entrée dans l’entreprise dans les années 1940/1950, qui part peu à peu à la retraite dans les années 1980/1990, par une nouvelle strate de cadres, expatriés ou non ? La CFAO peut-elle redevenir un pôle d’attraction pour des jeunes diplômés, absorber du ‘sang neuf’ et donc s’assurer sa propre vitalité à terme ? Enfin, comment faire face à tant de contraintes bridant l’activité en Afrique tout en satisfaisant aux critères de gestion du groupe PPR et de toute entreprise envisageant un avenir sain ? Ne faut-il pas mettre au point une nouvelle culture managériale au sein de la CFAO, définir de nouvelles règles de gestion permettant de ‘moderniser’ l’entreprise ?
E. « Les contraintes géographiques fortes » : des contraintes propres à l’Afrique ?
Cependant, ce recentrage sur l’Afrique se heurte à de nombreux obstacles : la CFAO travaille dans un environnement difficile, ce que, dans les années 1990, elle appelle couramment des « contraintes géographique fortes ». « C’est une zone à risques. Risques politiques, risques économiques de dévaluation du franc CFA, risques de paupérisation[18] », note-t-elle en 1992.
Les tensions politico-militaires en sont l’expression la plus aiguë : certains pays sont agités de troubles qui nuisent à la sérénité nécessaire aux affaires. Des guerres civiles ou de rudes affrontements agitent, entre autres, le Mali (l’usine de montage de vélos IMACY, filiale de la CFAO, est détruite en 1991 lors de combats à Bamako), le Tchad en 1992, la République centrafricaine (les installations de la CFAO subissent des destructions et des vols, en 1996/1997), la Sierra Leone – où la CFAO n’était que faiblement implantée – en 1997-1999, le Liberia[19], le Congo. Dans ce pays, les installations de la CFAO sont complètement ravagées en 1997, la CFAO y suspend ses activités pendant sept mois et elle y subit un manque à gagner et des pertes[20] importantes : « L’une de nos brasseries a été détruite. CFAO Brazzaville a rouvert ses portes en mai 1998 après sa reconstruction. La CFAO est la seule société d’envergure à avoir rouvert ; il y a eu une inauguration par le président Sassou Nguesso (indique un dirigeant de la CFAO). »
Le flou du droit et des pratiques commerciales qui caractérise l’économie africaine perturbe la clarté des affaires – malgré l’émergence d’un courant favorable à la diffusion de ‘l’Etat de droit’ (pour le droit des affaires) par le biais des négociations de l’Ohada en 1993-1998 ; le changement fréquent des ‘règles du jeu’ porte préjudice à la sérénité du grand commerce. L’économie grise’ maintient son emprise : échanges transfrontaliers ‘en fraude’ qui absorbent des parts de marché substantielles (par exemple la revente comme ‘véhicules d’occasion’ de véhicules importés neufs en Côte-d’Ivoire et juste transférés au Mali), circulation ‘souple’ des produits textiles le long de la Côte, agressivité de réseaux parallèles d’importation de véhicules et de pièces de rechange, dont les débouchés sont les ‘ateliers mobiles’ des autochtones, guère respectueux des règles officielles, etc.
Des difficultés de transferts de fonds surgissent ici et là ; la solidité du système bancaire est parfois ébranlée, comme au Bénin : le groupe CFAO doit abandonner ses activités dans ce pays en 1989 en raison de la faillite des banques qui y éclate. Les aléas du naira nigérian (dévaluation en 1986 et en 1990 ; double cours du naira, intérieur et extérieur, etc.) accentuent les tensions dans un pays qui constitue un gros débouché pour la CFAO. Mais elle réussit à anticiper la dévaluation du franc CFA[21] : son stock de francs CFA est fortement comprimé plusieurs mois auparavant, ce qui réduit pour elle les effets comptables[22] de la dévaluation de 50 % de janvier 1994. Pourtant, son chiffre d’affaires chute de 20,2 % en 1994 en variation réelle (de 24,8 % en tenant compte de la sortie de certaines entités du groupe), alors que, à taux de change constant, il progresse de 3,8 %.
Les contraintes humaines doivent être soulignées : le resserrement du dispositif commercial et les nécessités d’améliorer la gestion courante aboutissent à un freinage du mouvement d’africanisation du personnel supérieur dans les filiales africaines. La priorité va à une efficacité gestionnaire immédiate : on ne peut effectuer des choix drastiques (fermeture de telle ou telle entité, de telle ou telle activité, assainissement managérial ici et là) avec rigueur si trop de compromis doivent être trouvés avec les exigences politiques, sociologiques (ou ethniques même) du pays de la filiale ; seuls, en fait, pendant quelques années, des expatriés peuvent imposer de telles mesures en répondant aux impératifs de la société mère. C’est qu’une contrainte ultime s’impose partout : la nécessité de préserver des relations confiantes entre la CFAO et les autorités de chaque pays, de veiller au respect des sensibilités nationales, de ne pas froisser les responsables, alors même que surgit parfois une tendance à leur crispation pour des raisons diverses (tensions politiques internes, pressions d’autorités internationales, etc.). Avec bien plus de force qu’en France, l’action d’une entreprise en Afrique noire doit préserver les réseaux relationnels précieux qui se sont tissés au fil des ans[23].
Le grand commerce en Afrique continue à pâtir de graves difficultés logistiques. Nombre de pays souffrent de leur enclavement, de leur dépendance par rapport à des voies navigables incertaines, de la mauvaise qualité (et parfois de l’insécurité) des pistes et routes. Ainsi, la CFAO de Centrafrique doit sans cesse tenir compte des retards et autres impondérables (vols, accidents) sur les 2 000 km qui la relient à la mer, par voie d’eau (barges sur l’Oubangui) ou par route. Le ‘juste à temps’ propre à l’Europe n’est guère applicable à l’Afrique ! D’autre part, la gestion des stocks doit s’exercer avec une vigilance sévère, afin d’éviter les aléas dus au ‘coulage’ ou à des prélèvements indus : « On met plus de soin [que dans d’autres sociétés) à la gestion des stocks : chez nous, il n’y a jamais de stocks sans lien avec la responsabilité d’une personne physique, comme le responsable des magasins et des entrepôts. Il y a un magasinier qui a la responsabilité des stocks, il n’y a que lui qui a la clé, il doit vérifier les sorties une à une (un dirigeant). »
Le marché africain reste déterminé par des précarités multiples, dû au niveau de vie moyen. La stratification sociale fortement inégalitaire, le manque de classes moyennes, l’abondance des couches sociales aux conditions de vie précaires, les aléas des cours des productions locales et les effets massifs de la dévaluation du franc CFA (qui a abaissé le pouvoir d’achat sur toute la Côte), expliquent le manque d’envergure et d’homogénéité du marché, contrairement à l’Europe occidentale. Au-delà des institutions et des entreprises, les débouchés de la CFAO restent cantonnés dans les couches sociales aisées et moyennes-supérieures, ce qui bride son expansion. Mais « la CFAO est capable de naviguer dans un environnement de pays pauvres. Il y a 250 millions d’habitants en Afrique occidentale dont 120 au Nigeria. Même s’ils ne sont pas riches, ils consomment, ils s’habillent, ils se transportent (beaucoup plus qu’ailleurs, faute de transports en commun). Même si l’Afrique manque de classes moyennes, contrairement à l’Inde, les besoins des populations sont importants. Le problème n’est pas que le pays soit pauvre, c’est de fournir aux gens ce dont ils ont besoin au meilleur prix. C’est un travail de commerçant et de logisticien, c’est le savoir-faire de la CFAO […]. Il n’y a peut-être pas de classes moyennes, mais il y a un monde paysan classique, basique, qui vit des revenus de la terre et dont l’évolution des revenus stimule le commerce : achats de véhicules, de pneus, de pièces détachées, de frigos, de textiles (un dirigeant). » Néanmoins, globalement, la réserve de pouvoir d’achat et la propension à consommer manquent d’élasticité : livrée pour ainsi dire à ses seules forces, la Côte-d’Ivoire achète par exemple 6 500 voitures par an à la fin des années 1990 alors qu’un DOM comme La Réunion, bénéficiaire de flux d’argent métropolitain, en acquiert 25 000 pour une population vingt fois moindre !
La CFAO a dû enrichir et renouveler ses savoir-faire commerciaux et gestionnaires tout en tenant compte de ces fortes contraintes : faire du négoce en Afrique noire conserve ainsi des spécificités évidentes, ce qui donne toute sa valeur à la réputation de la CFAO de ‘spécialiste du négoce en Afrique’, identifiée à un pan de sa culture d’entreprise.
3. La contre-offensive de la CFAO en Afrique
Sur ces bases, la CFAO est repartie à la conquête de l’Afrique, afin de consolider ce qui devient la première firme européenne de négoce en Afrique – si l’on considère l’activité de ‘grand commerce à l’importation, donc sans prendre en compte les firmes qui animent le négoce des denrées et matériaux à l’exportation.
A. L’expansion du chiffre d’affaires africain
En 1992 encore, l’Afrique ne pèse que 56 % dans le chiffre d’affaires de la nouvelle CFAO : 24 % en Afrique occidentale (sans le Nigeria), 12 % au Nigeria et 20 % en Afrique centrale. Pourtant, la stratégie du groupe PPR et de la CFAO privilégie l’expansion des activités en Afrique. Des débouchés doivent y être élargis, au sein des classes supérieures et moyennes, au sein des institutions et des entreprises. Nombre de pays bénéficient de disponibilités procurées soit par une économie interne qui progresse (comme dans plusieurs pays sahéliens, qui connaissent la croissance vaille que vaille, quelle que soit la modestie de leur PNB global), soit par des exportations qui sont prospères telle ou telle année, que la production soit bonne ou que les cours s’élèvent. La dévaluation du franc CFA elle-même a contribué à stimuler la relance de l’économie en rendant plusieurs productions plus compétitives face à l’Asie ; l’augmentation du dollar depuis 1997, la hausse des cours des denrées à la fin des années 1990, contribuent à étoffer l’expansion : ainsi, les ventes de matériel forestier bondissent grâce aux fortes ventes de bois effectuées par les pays du golfe de Guinée ; les ventes de camions légers et de minibus également, en Côte-d’Ivoire, qui bénéficie du prix des denrées.
Déshabillée de ses activités européennes, la CFAO réussit à se tisser de nouvelles activités africaines : après s’être effrité d’un milliard de francs entre 1992 et 1994 (en particulier à cause de la dévaluation du franc CFA), son chiffre d’affaires s’accroît de 3,5 milliards de francs en 1994 à 6,2 milliards en 1996, et l’objectif de la dizaine de milliards de francs est fixé pour l’an 2000 ! En une « nouvelle étape du développement », la CFAO s’impose des buts ambitieux pour le tournant du siècle. En tout cas, elle gagne son pari : recentrée sur l’Afrique, elle parvient à y développer son chiffre d’affaires et à y obtenir des bénéfices (d’exploitation[24]) eux aussi en essor.
Les explications à cette croissance sont multiples. Elles sont d’abord à trouver quantitativement dans une diversification des implantations et des activités en Afrique même.
a. La reprise de la SCOA
Une occasion exceptionnelle est fournie de renforcer les bases de la CFAO en Afrique quand la SCOA atteint l’étape finale de son histoire… En effet, cette vieille rivale de la CFAO, créée en 1904, rencontre d’énormes difficultés financières depuis le milieu des années 1970. Le groupe Paribas, qui le contrôle, lui impose un démantèlement progressif. Or la CFAO récupère d’abord quelques actifs dispersés : en décembre 1994, elle lui achète des concessions de distribution automobile en Afrique centrale (Cameroun, Gabon) et au Niger (avec les marques Peugeot, Suzuki et Renault-VI), mais aussi à Madagascar (avec les marques Peugeot, Suzuki, Mitsubishi), ainsi que sa division Matériels industriels, agricoles (Massey-Ferguson) et forestiers (Timberjack) au Cameroun – ce qui procure à la CFAO environ 225 millions de francs de chiffre d’affaires supplémentaire. Dans un second temps, en 1996, la CFAO reprend la société SCOA elle-même, avec ce qui reste de son portefeuille d’activités. La fusion entre les deux firmes a lieu le 22 septembre 1997 : la SCOA ne fêtera jamais son centenaire ! La CFAO fait par la suite l’acquisition de sociétés elles aussi issues de la SCOA, par exemple au Tchad en 1999 (par le biais des concessions Peugeot et Renault-VI qu’y détenait la SOCOA, propriété d’un opérateur local). L’intégration progressive des diverses entités de la SCOA s’effectue sans aléas : « Les dirigeants de la SCOA étaient des anciens d’Afrique, qui connaissaient l’Afrique, qui pensaient comme nous. Le développement suppose qu’on ait confiance dans le management (un dirigeant). »
b. Un maillage plus fin des implantations commerciales
Au-delà de cette absorption spectaculaire par sa dimension historique, le dispositif commercial de la CFAO est renforcé par de nombreuses opérations de taille modeste, mais efficaces, comme la reprise des affaires automobiles Optorg au Sénégal et au Mali.
La densification des implantations
De multiples occasions s’offrent à la CFAO de reprendre des concessions ou des représentations de marque dans des pays où leur détenteur souhaite alléger ses actifs ou est en proie à de graves difficultés, voire disparaît. La filière Automobile est privilégiée pour ces rachats : au Gabon, avec l’achat de la société Somemaga, de la société Hatton & Cookson, issue du groupe CNF ; au Mali, avec la reprise de Peugeot à Optorg et Suzuki à un distributeur local en crise ; au Nigeria avec les concessions Peugoet et Mitsubishi. La filière Cycles est elle aussi élargie, par exemple en Centrafrique avec l’achat en 1988 de la société Sepia. Même le Sénégal, pourtant fortement secoué par la crise dans les années 1980, voit la CFAO revenir à Saint-Louis, avec l’ouverture d’une agence (matériel agricole, moteurs de hors-bord).
Le retour ou l’installation dans certains pays
La CFAO profite de certaines occasions pour découvrir ou redécouvrir certains pays. Elle revient au Bénin en 1996 (après sept ans d’absence) en y acquérant Sobepat, qui y distribue Toyota et Citroën. Elle décide de s’implanter en Guinée équatoriale en 1997 en y créant la filiale Segami (distribution automobile, matériel industriel et bureautique). Le Tchad s’ouvre à elle non seulement par le biais de la récupération d’ex-entités de la SCOA en 1998, mais aussi par la prise de contrôle, en liaison avec Heineken, des Brasseries du Logone, en 1995. L’absorption de la SCOA fait indirectement revenir la CFAO en Guinée en 1996, puisqu’elle y récupère la filiale du grossiste en produits pharmaceutiques Eurapharma ; « mais la Guinée reste un marché difficile, car le pays n’a pas viré sa cuti ; il n’y a pas de réel appareil d’Etat (douanes, finances), le pays ne fonctionne pas (un dirigeant de la compagnie). »
Au large de l’Afrique orientale
La nouveauté réside dans le déploiement d’une stratégie vigoureuse dans l’aire de l’Océan Indien. Elle était déjà présente à La Réunion depuis l’achat de la Compagnie marseillaise de Madagascar, créée en 1898 et active à La Réunion depuis 1922 (distribution de Toyota, du matériel de bureau Sharp, etc.). Par le biais de la reprise de la SCOA, elle récupère sur la Grande Ile les activités entretenues par la Compagnie lyonnaise de Madagascar. Par le biais de la filiale Sicam, elle y perce pour la distribution automobile, mais aussi l’importation de matériel de B.T.P., de matériels industriels et agricoles (Case, Linde, Fenwick, Fiat, Hitachi, via Socimex). En 1997, elle installe son enseigne sur l’Ile Maurice en créant IMC, une société de distribution automobile, en partenariat avec un opérateur local.
c. Les bases africaines du développement
Le Tchad, le Bénin, la Guinée portugaise, Madagascar, Maurice, rejoignent ainsi le réseau commercial africain, tandis qu’un puissant mouvement de croissance interne anime l’ensemble de celui-ci. Présente en 1992 dans 14 pays africains, la CFAO œuvre en 1998 dans 21 pays africains ! Cela permet d’écrêter mieux encore les fluctuations conjoncturelles qui touchent telle ou telle zone grâce à la compensation entre chaque pays : ainsi, en 1996, les difficultés vécues par les filiales au Nigeria et en Centrafrique ont été compensées par la bonne santé de celles actives en Côte-d’Ivoire, au Mali, au Burkina Faso et au Cameroun.
Cependant, la CFAO médite sur l’élargissement de son maillage africain. Un (petit) département du développement en Afrique est institué[26] en 1995 qui a notamment pour fonction de soupeser les conditions d’installation de la société dans des pays nouveaux pour elle. L’Afrique du Sud est reconnue, mais les conditions concurrentielles y sont telles que le rôle de la CFAO n’y semble pas nécessaire ; un bureau de liaison y a été installé en 1992, à Johannesburg, mais seulement en relais des bureaux d’achat du groupe. Plusieurs pays sont jaugés, comme la Tanzanie et l’Angola, mais les bases juridiques, politiques et économiques ne paraissent pas garantir des perspectives de croissance et surtout de rentabilité suffisantes. Plus qu’un bouleversement géographique, par conséquent, la CFAO mène une stratégie de grignotage pays par pays, activité par activité. L’aire de l’océan Indien paraît privilégiée, en attendant de futurs développements.
Parallèlement, une stratégie d’intervention indirecte dans l’ensemble des pays d’Afrique noire est définie en 1993 et développée avec intensité à partir de 1998 : elle permet à l’entreprise de vendre dans des pays où elle n’est pas installée et de s’initier à leur économie. En effet, on monte, au sein de la grande centrale d’achats du groupe, la SFCE, un département chargé de répondre systématiquement aux appels d’offre des organismes internationaux actifs en Afrique (Banque mondiale, etc.), pour des commandes de matériels, (automobiles notamment, matériels industriels, matériel scolaire, pièces détachées, etc.)[27]. Cela permet à la CFAO d’obtenir des marchés ‘off shore’, en relais le plus souvent des entreprises qui contractent les accords de fourniture ; ces débouchés sont situés en fait dans tel ou tel pays africain, par exemple la Tanzanie, le Kenya ou l’Ouganda, où la compagnie peut ainsi pénétrer sans dispositif commercial sur pl ace. De façon exceptionnelle, enfin, le groupe peut intervenir en fournisseur auprès de consortiums qui gèrent de ‘grands projets’ : c’est le cas pour un vaste programme de construction d’un complexe de liquéfaction de gaz naturel à Bonny, au Nigeria (avec le consortium TSKJ[28]) – en attendant les perspectives ouvertes au Tchad par le projet d’oléoduc Doba-Kribi.
Des réflexions s’esquissent sur le retour de la CFAO sur le métier de négoce de ‘produits’, de denrées tropicales… La société s’insérerait dans cette activité qu’elle avait abandonnée au début des années 1960, afin de contribuer à stimuler l’expansion de l’économie locale et ainsi d’élargir à terme ses débouchés. Mais cela requiert une initiation à des savoir-faire délicats, à la maîtrise des risques qu’elle dégage, ainsi que la mobilisation de fonds abondants, car cette activité est hautement consommatrice en capitaux flottants. La filière du manioc en Côte-d’Ivoire, celle de la torréfaction du café au Cameroun, celle du caoutchouc en Côte-d’Ivoire et au Ghana, du bois ou des produits de la mer sont ainsi prospectées, avec une mise en œuvre de certains projets à partir de 1998/1999 et un objectif de 700 millions de francs de chiffre d’affaires à terme.
d. La CFAO hors d’Afrique noire ?
Le dynamisme conquérant du groupe PPR peut-il se contenter de se déploiement de la CFAO en Afrique noire et sur ses marges de l’Océan Indien ? On note ainsi en 1999 que le P.I.B. africain ne pèse que 35 % du P.I.B. français et que les pays où la CFAO est présente ne représentent qu’un cinquième de ce P.I.B. africain, ce qui semble condamner la société à un plafonnement certain si elle n’élargit pas les bases géographiques de son action. La ‘logique de duplication’ est à nouveau testée, qui consiste à transférer sur de nouveaux territoires les savoir-faire constitués en Afrique noire. L’idée est d’accélérer l’expansion de la companie, jugée parfois trop modérée encore : « Ce n’est pas en acquérant de nouvelles cartes automobiles ou en ajoutant un Electro-Hall [une entité de distribution de matériel électrique et bureautique] ici et là que nous passerons à 10 milliards de chiffre d’affaires à l’aube de l’an 2000[29] », indique même le magazine du groupe, en reflet de débats qui se nouent en son sein puisqu’on peut craindre qu’une trop vive croissance hors du champ d’activité traditionnelle ne débouche sur des déboires causés par un éloignement par rapport aux savoir-faire classiques.
Toutefois, les contacts pris en Pologne en 1992 ou au Vietnam en 1996 prouvent vite l’inadéquation entre la culture d’entreprise de la CFAO et ces pays. Par contre, deux filières de diversification géographique se déploient hors d’Afrique noire : depuis 1992 prend corps une stratégie qui vise à mettre en valeur l’habitude de la société à gérer des filiales dans des pays moins développés dans l’ensemble des DOM-TOM français. Outre son installation à La Réunion, la CFAO s’établit en effet en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Une direction ‘DOM-TOM-Océan Indien[30]’ est constituée en septembre 1993 et, avec La Réunion, son chiffre d’affaires global atteint les 700 millions de francs à la fin des années 1990, soit un gros dixième du chiffre d’affaires de la CFAO.
Un projet de déploiement est envisagé en Afrique du Nord, contrée qui offre de vastes perspectives commerciales en raison de la taille de la population et de son niveau de vie relativement plus élevé qu’en Afrique noire[31]. La CFAO est modestement présente en Egypte où, depuis 1974, elle détient le tiers d’une société fabriquant et distribuant les stylos Bic. Une activité Cycles est ainsi acquise au Maroc[32] en 1995, en une sorte de tête de pont. Mais il ne semble pas que, d’ici la fin du siècle, ces tentatives puissent bouleverser la vocation avec laquelle la CFAO a renoué en 1990/1992 : le négoce en Afrique noire. Il procure l’essentiel du chiffre d’affaires à la maison.
4. Le renouvellement des savoir-faire de la CFAO
Forte de ce maillage de filiales et d’implantations, la CFAO peut mobiliser ses savoir-faire historiques, classiques, de négociant afin de contredire les observateurs qui pensent que de telles maisons de négoce, issues des fameux ‘comptoirs français en Afrique’, sont condamnées par l’évolution économique – et d’ailleurs la CFAO n’en serait que l’ultime survivant ! Il est vrai qu’une question élémentaire surgit : tant de pays se passent de la présence d’une telle société de ‘grand commerce’ et se contentent d’une multiplicité de petites firmes de négoce qu’on peut se demander ce qui rend la CFAO ‘utile’, sinon ‘nécessaire’, dans la quinzaine de pays africains où elle est active ?
A. Identifier la spécificité du négociant CFAO
Pour éviter de devenir un ‘conservatoire’ ou un ‘musée’ du négoce français en Afrique noire, la CFAO doit profondément renouveler ses savoir-faire, voire repositionner ses métiers – en un aggiornamento qui s’inscrit d’ailleurs dans sa tradition historique puisqu’un tel renouvellement s’est déjà effectué à plusieurs reprises au cours de son évolution plus que centenaire…
a. L’élagage du portefeuille d’activités africain
A l’évidence, la CFAO doit abandonner ou alléger plusieurs de ses activités traditionnelles, perdre du chiffre d’affaires, en un recentrage qui s’explique par le souci de privilégier des activités plus rentables ou de délaisser des activités de plus en plus assumées par des opérateurs locaux.
La filière Cuirs & peaux (collecte de peaux au Burkina Faso et au Cameroun, tannerie de Kano, etc.) est ainsi cédée entièrement dès 1991. Dans tous les pays, la filière textile s’amenuise : les participations dans les sociétés industrielles locales sont cédées – et plusieurs usines textiles ont d’ailleurs fermé entre-temps en raison de la disparition du protectionnisme qui les avait longtemps protégées. La vente en gros et demi-gros des tissus a pratiquement cessé au sein du groupe, en aboutissement d’un mouvement de rupture avec un pan de l’histoire de la compagnie !
b. Des îlots de tradition
Par contre, la CFAO s’est concentrée sur la distribution de tissus de haut de gamme, marquée par de meilleures marges, sur la niche des tissus ‘wax’ (tissus imprimés de qualité). « Il y a des usines textiles qui assurent une partie importante des ventes : quatre ou cinq grosses usines (Ghana, Nigeria, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Bénin), car le coût du textile européen est devenu excessif en Angleterre et aux Pays-Bas, le wax est devenu un produit de luxe », ce qui explique sa fabrication en Afrique même : « Visco a racheté UAC Textiles, avec ses usines de production de wax au Ghana et en Côte-d’Ivoire, avec un wax de qualité supérieure, mais local. La distribution locale s’est ouverte aux produits locaux, sans plus de cartes d’importation exclusive, d’où la chute des ventes de la CFAO. Nos seules activités textiles sont en Côte-d’Ivoire et au Bénin, un peu au Niger et au Togo. L’activité Qualitex [l’entité Textiles du groupe] s’est amenuisée. La CFAO reste animatrice de la création des dessins de mode. Mais son rôle ne se justifiait plus à cause de la perte de valeur ajoutée. Il n’y a plus de centrale d’achats textiles en Europe (un dirigeant). »
Un débat clé a concerné la distribution, classique elle aussi, des ‘marchandises générales’, aussi vieille que la CFAO ! A l’évidence, cette activité est condamnée par l’évolution de l’économie commerciale africaine. « Dans les biens de consommation, il reste deux supermarchés, au Ghana, un supermarché au Congo et quelques Ecocash [des magasins de cash & carry pour les commerçants locaux] (Centrafrique, Bénin) (un dirigeant). » Pourtant, la distribution de biens de consommation courante est maintenue par certaines filiales qui, comme en République centrafricaine et au Congo, conservent une activité General Import (marchandises générales et matériaux de construction ; au Nigeria, 17 agences de la CFAO traitent encore la distribution en gros de biens de consommation et restent rentables.
La faiblesse relative des circuits de distribution ‘modernes’ et l’enclavement des territoires, qui impose le recours à des circuits d’importation relativement élaborés, laissent quelques occasions à la CFAO de rester sur ces marchés. Ce modeste gain de chiffre d’affaires permet d’ailleurs aux filiales de mieux amortir leur dispositif commercial (et humain) sur des territoires où son entretien reste fort coûteux. C’est donc non un ‘cœur de cible’, mais un complément, au coup par coup, source non de profits, en soi modestes, mais d’un renforcement indirect de la profitabilité globale des filiales, puisque du chiffre d’affaires et des profits sont apportés à des charges fixes qui n’ont guère à être augmentées pour assumer ces activités. « Chaque pays étant un petit marché, l’organisation CFAO permet de rentabiliser la vente de produits dans les secteurs en déclin, grâce à l’organisation de vente, de stock, de logistique. Ces activités General Import n’ont de sens qu’en annexe de l’organisation de base, avec un coût marginal modeste (un dirigeant). »
La distribution alimentaire reste inscrite dans la stratégie du groupe. La CFAO garde sa filière vinaire, la distribution par l’entité COVIMO de vin de grande consommation importé (d’Espagne à 90 %) par ‘pinardier’ en Afrique, puis mis en bouteille par la société au Congo seule et, en association avec le concurrent mais partenaire Castelvin, au Gabon, en Côte-d’Ivoire et au Sénégal[33]. De même, en complément classique avec cette activité vinicole, la CFAO conserve la distribution de bière et, en amont, le contrôle sur place de brasseries, au Congo et au Tchad. Certes, le groupe BSN-Danone s’est retiré de l’association ancienne qui les unissait au Congo (dans SCBK) ; mais la CFAO a trouvé un accord avec l’entreprise hollandaise Heineken pour une collaboration paritaire : Heineken reprend ces 50 % et apporte sa propre usine, au sein de la société alors créée, Les Brasseries du Congo (BDC), en 1994/1995 ; les deux usines sont gérées par la CFAO, avec l’assistance technique du brasseur. Après la destruction de l’ex-usine CFAO-SCBK durant la guerre civile en 1997, la production de bière et de boissons gazeuses est concentrée sur une seule usine, celle apportée par Heineken dans l’association.
B. Une société de commerce : bien vendre
Cependant, ces activités traditionnelles ne peuvent à elles seules entraîner l’expansion de la CFAO. Dans les années 1990, celle-ci explicite à nouveau sa stratégie de déploiement commercial autour d’activités à fort potentiel de croissance et de rentabilité.
a. Des métiers de spécialités
Les métiers clés de la CFAO rassemblent des activités où, généralement, l’efficacité des commerçants locaux indépendants plafonne car elles supposent la mobilisation, loin en amont, de ressources en relations, en logistique, en techniques d’achat que seule une grande entreprise peut mettre en œuvre. En aval, elles s’appuient sur des prestations de service à la vente et surtout dans l’après-vente qui requièrent un potentiel technique et, là aussi, logistique, solide : mise en place des matériels, services après-vente et maintenance, entretien de stocks de pièces de rechange, etc. En 1992, près de 18 % du chiffre d’affaires de l’activité Automobile du groupe sont procurés par la vente des seules pièces détachées. « Nos métiers traditionnels sont des métiers techniques, des métiers de spécialités, où les hommes de la CFAO offrent un service que les commerçants ‘à l’emporte pièce’ n’offriront jamais[34]. » « Le ‘label CFAO’ est un plus en Afrique (un témoin). »
Dans des contrées où la durée d’utilisation des équipements et des véhicules est longue, en raison d’un pouvoir d’achat modéré, le rôle des magasins de pièces détachées et des ateliers de maintenance s’avère encore plus essentiel qu’en Europe, plus déterminant même si l’on tient compte des délais d’approvisionnement. Le capital technique des équipes CFAO est également décisif : près des deux tiers du chiffre d’affaires de la branche Ascenseurs et Téléphone, par exemple, sont procurés par des contrats d’entretien. Les branches clés de la CFAO sont de plus en plus caractérisées par une valeur ajoutée élevée : au grand commerce de masse a succédé un grand commerce de haut contenu technique et de forte valeur ajoutée.
On comprend l’ampleur de l’investissement consenti en faveur de la formation de techniciens africains. Les filiales forment et recyclent sans cesse leur personnel aux métiers techniques, notamment dans ses garages et ses ateliers de montage. Le centre de formation (training centre) du Nigeria, créé en 1982, est l’un des pôles clés de la société (avec 300 stagiaires chaque année). Selon le même principe, un grand centre de formation continue est monté en Côte-d’Ivoire en 1999. La compagnie va même jusqu’à former des professionnels indépendants qui, dans leur boutique ou garage, réparent le matériel vendu par la CFAO, comme les cycles. Enfin, au Cameroun, en association avec Toyota, elle vient de se doter d’un centre de formation pour couvrir toute l’Afrique francophone, du Maroc à Madagascar.
Plus en amont, le capital humain de la CFAO comprend une large strate de cadres autochtones (près de 400 en 1993, dont plus des 2/5 au Nigeria), qui constituent les 7/10 des effectifs des cadres de la compagnie en Afrique. Les 2/5 sont des cadres de vente, un quart des responsables techniques, 1/5 des responsables de comptabilité et de finance, le dernier cinquième s’occupant d’affaires administratives et juridiques. Une petite moitié oeuvrent au niveau de chef de service, un tiers comme ‘assistant’ (cadre moyen) et un dixième occupent un poste de direction.
b. Le capital de renommée
Le nom de ‘CFAO’ peut ainsi retrouver l’image de marque qui s’appliquait jadis aux factoreries de la ‘traite’ classique – l’époque où prononcer le nom de la CFAO ou, parfois aussi, de « la FAO » suffisait à garantir la qualité des biens ou services fournis par les comptoirs… Loin de se trouver bannie comme représentant d’un passé révolu, l’enseigne CFAO ou, quand elle s’efface derrière l’enseigne des marques d’automobiles, la renommée de la compagnie retrouve son rôle de levier psychologique pour stimuler la confiance de la clientèle, privée ou publique. D’autre part, pour ces activités à contenu technique certain, la concurrence des forces commerciales locales est moins vigoureuse, ce qui permet d’obtenir un taux de marge satisfaisant pour le résultat d’exploitation des filiales et de la société mère.
La réputation de la CFAO a été encore enrichie ou renouvelée depuis le centenaire. Les grands groupes industriels lui confient la distribution de leurs matériels et de leur marque car ils veulent profiter de cette réputation auprès de la clientèle et des prestations de commerce, de mise en œuvre initiale et de maintenance, de service après-vente : « Nous avons des représentations de tout premier plan, les grands industriels mondiaux passent par nous[35]. » La place de l’Afrique est minuscule dans la vie de ces groupes internationaux : Peugeot ne vend que 2 000 à 3 000 véhicules par le biais de la CFAO en Afrique centrale et occidentale, Toyota 5 000 (sur les 5 millions qu’elle vend dans le monde) ! Mais toute marque désire être présente sur tous les continents et dans tous les pays, afin d’entretenir son image de marque de puissance globale. Néanmoins, même sur des micro-marchés, elle ne souhaite pas que son image de marque commerciale soit bradée ou risque d’être dégradée, par exemple pour le service après-vente. Passer par une firme comme la CFAO, dont le ‘professionnalisme’ est reconnu, permet de répondre à ces exigences de qualité tout en transférant un maximum de coûts et de risques à ce partenaire commercial. « Même si ces marchés sont pour eux marginaux, les groupes sont désireux de faire respecter leur image de marque. Ainsi, Otis doit être présent sur tous ces marchés, par exemple dans les hôtels car il est présent dans les hôtels à travers le monde, mais y être reconnu là aussi pour sa qualité (un dirigeant). » « Les sociétés n’admettent pas que le niveau de représentation de leur marque soit inférieur au standard mondial (un dirigeant). »
La solidité même de la CFAO constitue un gage de solvabilité pour les groupes industriels. Certes, dans la plupart des pays, oeuvrent des sociétés de ‘grand commerce’ locales relativement puissantes ; en accumulant plusieurs métiers en une palette plus large qu’à la CFAO, ils obtiennent un chiffre d’affaires imposant, souvent plus important que celui de la CFAO dans le pays. Mais nombre d’entre elles manquent de reins solides et sont de temps à autre balayées par une crise financière ; les fournisseurs se retrouvent ‘collés’ avec des créances abondantes, et doivent, comme on dit dans la profession, ‘pleurer leur argent’ car, « en Afrique, le problème n’est pas de vendre, mais d’encaisser les factures (un dirigeant) ». « L’indépendant n’a pas les moyens que nous avons pour arrimer une carte (un dirigeant) » : a contrario, la CFAO constitue pour nombre de groupes un gage de solvabilité et de pérennité. « La CFAO garde tout son rôle de collecteur d’argent pour le compte de grands groupes sur de micro-marchés. Elle place sa solvabilité au premier rang vis-à-vis des grands groupes. C’est une valeur essentielle (un dirigeant). » Elle garantit à ses partenaires la pérennité de ses dirigeants, de ses entités, et un payement rapide, par rapport aux « petites entreprises familiales locales où rien n’est transparent » et qui entretiennent parfois « une mosaïque de business différents, dont aucun n’est fait proprement » (un dirigeant).
En recourant aux services de la CFAO, les industriels font l’économie de l’investissement énorme qui leur serait nécessaire pour assimiler tous les talents permettant d’intervenir efficacement dans ces pays africains ‘à contraintes géographiques fortes’ : ils préfèrent mobiliser les compétences de la CFAO. Mais les firmes doivent admettre d’être représentés par un groupe multicartes : Notre force, sur ces micro-marchés, c’est d’avoir amalgamé des fournisseurs pour mettre des moyens sur place, qui vivent grâce à plusieurs cartes. On arrive à amalgamer sur ces micro-marchés une force suffisante pour faire vivre ces cartes, qui ne pourraient pas vivre de façon autonome (un dirigeant). » Le partage des charges fixes (locaux, personnel, expatrié ou non, logistique) est source de marges additionnelles. L’utilité de la CFAO est donc revitalisée par une insertion encore plus nette sur ces métiers à fort contenu commercial et technique, ce qui consacre donc sa fonction de négoce.
Cependant, elle a dû renouveler ses savoir-faire commerciaux pour les dresser au niveau des exigences des groupes industriels, désireux de passer par un appareil de distribution bien ‘positionné’. Les réseaux de distribution automobile, notamment, bénéficient, dans les années 1990, d’investissements importants pour moderniser leurs installations de vente, avec parfois un regroupement dans des locaux neufs (comme au Burkina Faso en 1992 avec un grand garage) ou rénovés (comme pour la distribution automobile au Gabon, avec le transfert en banlieue de Libreville, en 1994/1995 ; ou au Sénégal, avec le transfert en 1996 de toute l’activité Automobile dans les locaux rénovés du garage Africauto (Peugeot) que la CFAO a acheté à Optorg[36].
Des investissements ‘immatériels’ sont également déployés pour étoffer et former les équipes de vente aux techniques de vente, de marketing, etc. A la fin des années 1990, des séminaires réunissent par exemple les vendeurs Toyota à l’échelle d’un ensemble de pays africains, afin d’harmoniser leurs méthodes ; et, à partir de 1999, une filiale camerounaise de la CFAO, la CAMI, abrite un centre de formation permanent destiné à l’ensemble des importateurs Toyota de toute la zone d’Afrique francophone. Par grande branche d’activité (au niveau de la distribution des équipements spécialisés : Tecmat, ElectroHall, Liftel, notamment), des ‘conventions’ réunissent régulièrement des cadres à partir des années 1998/1999, autour de la direction du marketing pour affiner les méthodes de marketing opérationnel. Ces indices confirment que la qualité commerciale de la firme de négoce n’est plus un acquis valable sur quelques lustres ; elle doit être ragaillardie sans cesse, à l’image de ce qui se passe en Europe.
A l’évidence, la CFAO tire parti de ce positionnement sur des savoir-faire techniques élevés, sur des métiers à bonne valeur ajoutée et de sa renommée pour entretenir son résultat d’exploitation. Tournée vers des clientèles relativement aisées ou constituées par des institutions ou des entreprises, elle s’appuie sur des segments solvables de l’économie africaine, qui sont prêts à accepter des conditions de vente plus élevées en échange de prestations de services de qualité. « Le prix des voitures est très élevé en Afrique. Il y a une clientèle aisée qui a besoin de voir dans le concept de distribution qu’on leur propose une image valorisante qui lui renvoie sa propre image [de réussite sociale] (un dirigeant). » Cela explique la possibilité ouverte à la CFAO de multiplier la distribution de produits lui procurant des marges satisfaisantes. Loin d’être un simple ‘vendeur’, elle remonte fort en amont dans la chaîne commerciale en assumant des responsabilités importantes déléguées par les industriels (fonction marketing, gestion de l’image commerciale[37], maintenance, gestion des stocks de pièces détachées, etc.), et elle consolide par conséquent la totalité de la ‘marge de distribution’.
c. Les cinq métiers clés dans les spécialités techniques à la fin du siècle
Tandis que les activités Textiles et Biens de consommation courante se replient et que l’activité Boissons garde ses atouts, l’expansion de la CFAO s’appuie sur des métiers plus techniques, grâce à ces savoir-faire profondément remodelés.
Le socle de son déploiement commercial de la CFAO repose sur six métiers de spécialités :
- La distribution et l’entretien d’équipements de base : matériels de bureau (Sharp) ; ascenseurs (Otis, avec le premier rang en Afrique noire[38]) ; matériel téléphonique (avec les cartes Motorola et Lucent) (centraux d’entreprise ou d’institution, installations de radio-communication, à partir de 1993/1994 au Togo, au Cameroun, au Sénégal, au Gabon et en Côte-d’Ivoire) ; matériel de climatisation – sous l’égide de l’entité Electro-Hall-Liftel. Au sein de cet ensemble, l’activité ElectroHall proprement dite connaît quelques aléas, notamment pour la bureautique, en raison de l’essor du ‘commerce parallèle’.
- La filière Deux roues : distribution de bicyclettes et de deux-roues motorisées (cyclomoteurs Peugeot et motos Yamaha, en particulier), avec, souvent, leur montage sur place. L’activité ‘Cyclex’ se déploie dans quatre pays, dotés d’une usine de montage Peugeot : Mali, Côte-d’Ivoire, Burkina Faso, Maroc (depuis 1994). Les ventes ont chuté de 18 000 unités à 5 000 de 1992 à 1993, puis ont remonté à 13 000 en 1996. Un bond important est accompli en 1996 avec l’obtention de la marque Yamaha dans plusieurs pays (au Gabon, au Cameroun, à Madagascar, Nigeria, Mali, Congo, Tchad, Sénégal), venue s’ajouter au Burkina Faso et à la Centrafrique. et de la marque Suzuki dans deux pays.
- La filière Plastiques, avec la fabrication sur place (injection d’articles plastiques, fabrication et montage des stylos dans quatre usines, situées au Nigeria, au Ghana, au Cameroun et en Côte-d’Ivoire, les pointes et l’encre étant livrées par Bic) et la distribution des stylos Bic[39], dont elle assure 7 % des ventes dans le monde en 1996 ; la CFAO élargit cette activité à la fabrication et la distribution de rasoirs jetables en Côte-d’Ivoire, au Cameroun (1988) et au Nigeria (1990).
- La filière Matériels industriels et agricoles : générateurs ; moteurs hors bord Yamaha (avec par exemple 80 % du parc installé sur les bateaux à moteur sénégalais) ; matériel de chantier ; matériels forestiers, etc.
- La filière Automobile (véhicules utilitaires et berlines), sur laquelle des précisions seront fournies ci-dessous.
La gamme d’activités techniques de la CFAO est élargie insensiblement ; au sein de chaque grand domaine d’activité, des branches sont ajoutées au fil des ans, comme au sein de la téléphonie avec la radiocommunication. Des représentations de marques sont obtenues : ainsi, la CFAO obtient en 1995 la représentation Case-Poclain dans toute l’Afrique occidentale et centrale et Madagascar. La société saisit des occasions de gagner de nouvelles ‘niches’, telle l’entretien des pompes de carburant dans les stations-services, qu’elle choisit d’assumer à partir de 1997 au Nigeria en créant pour l’occasion une filiale, Sofitam, en association avec le groupe français Satam. Cette diversification s’effectue avec souplesse, au gré des occasions à saisir dans chaque pays : « Dans le domaine de la gestion de l’organisation, on n’est pas dogmatique. La bonne organisation est celle qui peut permettre aux opérations de se développer de façon autonome tout en facilitant les synergies. Aucune entité n’est identique à une autre : certaines mêlent l’automobile à ElectroHall-Liftel ou Tecmat, d’autres non (un dirigeant). »
d. La CFAO grand distributeur automobile en Afrique
La prospérité et la puissance de la CFAO dépendent au premier chef de la distribution automobile[40]. La stratégie est simple : dans chaque pays, elle veut disposer d’au moins deux cartes essentielles, une marque japonaise et une marque française ; la première pour accompagner le courant dominant en faveur des véhicules asiatiques en Afrique ; la seconde pour tirer parti de l’image gardée par les fabricants français dans ces contrées. Elle a bataillé pour conquérir la représentation de Toyota dans certains pays et, désormais, elle entend devenir le grand représentant de la firme nippone dans toute l’Afrique occidentale et centrale ; elle grignote peu à peu des concessions au fur et à mesure qu’elles se libèrent dans tel ou tel pays. Ce processus fait de plus en plus de la CFAO un partenaire éminent de Toyota, étroitement associé à la définition de sa politique commerciale en Afrique – et la marque procure à la CFAO environ 12 % de son chiffre d’affaires en 1998. Quand la carte Toyota n’est pas disponible, la CFAO recourt le plus souvent à la carte Mitsubishi : c’est le cas, depuis 1983, en Côte-d’Ivoire et au Gabon - où elle aussi repris la carte Nissan en 1991 (par l’achat d’une société locale, Somemaga) -, ou au Nigeria depuis 1992/1993 (pour son département CFAO Motors). Mais, dans les années 1980/1990, elle n’a pas souhaité céder à l’engouement en faveur des marques sud-coréennes (sauf au Nigeria, avec l’obtention de la carte Daewoo en 1992) et s’est donc cantonné dans ces marques japonaises[41], sans céder à la ‘collectionnite’ en additionnant de multiples marques/
Parallèlement, elle reste fidèle à la carte Peugeot, et le groupe Peugeot reconnaît de plus en plus l’utilité de la CFAO en Afrique noire. Cela explique le transfert sous sa houlette d’un nombre croissant de représentations : elle acquiert ainsi la carte Peugeot au Nigeria en 1992 (pour la filiale NMI) ; au Mali en 1993/1994 et au Sénégal en 1994 (par l’achat d’Africauto) quand Optorg se retire de ces deux pays ; au Niger, au Cameroun, au Gabon et à Madagascar par la reprise des affaires automobiles de la SCOA en 1994.
Le couple Peugeot-Toyota devient sa logique de développement essentielle ; les deux constructeurs admettent la complémentarité de ces deux représentations et des services après-vente – mais les magasins d’exposition et de vente restent bien séparés et identifiés. Cette dualité est réalisée dans neuf pays, tandis que le couple Peugeot-Mitsubishi est développé dans quatre pays. La CFAO détient la carte Toyota dans 14 pays[42], la carte Peugeot dans 15 pays et celle de Mitsubishi dans 5 pays. La distribution de poids lourds complète ces ventes dans six pays, avec des cartes Renault-VI (Gabon, Cameroun), Iveco ou Hino.
Mis à part le Nigeria, où l’absence de toute carte d’exclusivité explique une concurrence aiguë et la faible part de marché de la CFAO (4 %), la réussite de la compagnie se lit dans ses parts de marché : elle détient ainsi en dans les années 1994/1998 la moitié du marché de Côte-d’Ivoire et au Cameroun, 40 % au Sénégal, 70 % au Burkina Faso – mais ces chiffres sont tout relatifs car les débouchés restent modestes : 700 véhicules au Burkina Faso par exemple. Globalement, à l’échelle de l’ensemble de l’Afrique occidentale et centrale, la CFAO détient environ 20 % du marché (en tenant compte du Nigeria, pays hautement concurrentiel) ou presque 40 % (sans le Nigeria). En 1992, les deux milliards de francs de ventes d’automobiles (avec 11 500 véhicules) représentaient 41,5 % du chiffre d’affaires du groupe CFAO, alors présent dans 17 pays avec 24 concessions. En 1998, les ventes de voitures atteignent presque 15 200 au lieu de 12 500 en 1997, et elles maintiennent leur part (41 %) dans le chiffre d’affaires du groupe, malgré la percée de la pharmacie en son sein. Il entretient 31 filiales dans 18 pays (en Afrique mais aussi dans les DOM-TOM, à Madagascar et sur l’île Maurice) et des parts de marché oscillant entre 30 et 70 % selon les territoires[43].
e. La CFAO et les pneus Bridgestone (depuis 1995).
Plus décisive pour le chiffre d’affaires du groupe est la décision de prospecter l’activité de distribution de pneumatiques pour automobiles. La CFAO détecte sa complémentarité avec son réseau de distribution et de maintenance automobiles ; après avoir discuté en vain avec un grand industriel français, c’est le fabricant japonais Bridgestone qui devient son partenaire en concluant des contrats d’exclusivité pour la Côte-d’Ivoire, le Gabon et le Togo en 1995/1996. Comme pour les marques automobiles, les filiales africaines concernées mobilisent leurs ressources commerciales pour promouvoir Bridgestone[44], tout en se préoccupant de proposer des pneus adaptés aux routes locales.
f. La CFAO répartiteur-grossiste pharmaceutique (depuis 1996)
L’incorporation de la SCOA en 1996 procure d’un coup à la CFAO un énorme potentiel de développement dans la répartition pharmaceutique. En effet, la SCOA avait développé depuis l’après-guerre (en 1949) une activité de distribution de produits pharmaceutiques, d’abord en liaison avec Rhône-Poulenc[45], puis plus largement encore. Sa filiale Eurapharma était devenue au fil des ans un grand grossiste de produits pharmaceutiques en Afrique occidentale et centrale (Sénégal, Guinée, Mali, Burkina Faso, Bénin, Cameroun, Gabon, Congo) francophone. Cette reprise procure alors à la CFAO un chiffre d’affaires supplémentaire de plus de 1,7 milliard de francs (français), soit à l’époque plus d’un sixième du chiffre d’affaires du groupe.
Or cette activité s’inscrit bien dans le capital de savoir-faire de la CFAO puisqu’elle mobilise le métier du négoce (gestion de stocks par le grossiste, logistique de distribution vers le détail[46]) et les exigences de qualité (qualité des produits, des délais), d’où là encore une valeur ajoutée élevée. Cet héritage de la SCOA fructifie au sein de la CFAO : elle respecte d’abord l’autonomie de cette branche et sa ‘culture’ – d’ailleurs, le dirigeant issu de la SCOA est maintenu à son poste[47] - tout en lui insufflant des réformes de gestion. Elle en relance la marche en avant puisque Eurapharma, jusqu’alors absente de Côte-d’Ivoire, s’y installe en 1997 en acquérant le second grossiste-répartiteur du pays, Pharmacom, et en l’absorbant : elle y détient ainsi 35 % du marché local. Eurapharma confirme ainsi sa vocation africaine ; mais l’Afrique elle-même n’absorbe que la moitié de son chiffre d’affaires, complétés par les 15 % effectués en Océan Indien, tandis que les DOM-TOM en assurent 33 %.
Cette diversification importante vers la distribution pharmaceutique et l’évolution partielle des autres branches d’activité aboutissent à un remodelage sensible du portefeuille d’activités stratégiques de la CFAO pendant les années 1990. L’automobile et la pharmacie en sont les leaders avec 70 % du chiffre d’affaires global du groupe), devant les deux roues et les boissons notamment. Cette répartition révèle une saine division des risques et, in fine, l’intimité étroite entre la compagnie et la société africaine, dont elle approvisionne la consommation courante et les équipements de base.
La diversité des activités de la CFAO n’est pas dispersion ou tendance au conglomérat ; c’est l’expression même de la spécificité d’une société de ‘grand commerce’ en Afrique noire. La bonne connaissance du terrain peut être ainsi partagée entre de multiples activités. Cela permet un meilleur ‘amortissement’ des investissements immobiliers et humains sur place : « La force du groupe, ce sont des charges fixes dans un pays, sur lesquelles sont greffées diverses activités génératrices de marge. Ainsi, la bureautique ne procure que des gains modestes en valeur absolue, mais cela est positif en contributif [aux profits] et se rajoute car on n’a pas besoin de structures d’encadrement supplémentaires et dédiées », les équipes techniques pouvant être supervisées par un dirigeant polyvalent.
C. Une société de négoce : bien acheter
Scruter l’activité en Afrique même ne saurait suffire à identifier la nature de la CFAO, la spécificité de la firme de négoce à la fin du 20e siècle. La tradition historique joue une fois de plus : l’entreprise conserve ses outils en amont des activités africaines, ses ‘centrales d’achat’ européennes, en Angleterre (Eurafric) et à Paris (SFCE).
a. Le bras armé de la CFAO en amont du réseau africain
Sans évoquer ici les centrales d’achat consacrées au vin (Metrovin) et aux cycles (Veleclair, puis Cyclex), la clé de voûte du dispositif d’approvisionnement du groupe CFAO est la filiale SFCE, qu’on peut qualifier de ‘société de négoce international’ – pour reprendre la terminologie d’économie d’entreprise classique (la CFAO employant parfois à propos de la SFCE l’expression de ‘trading house’). Dotée de quelque 150 salariés, la SFCE assume la sélection des fournisseurs en amont et donc les négociations sur les tarifs, les gammes de produits, etc. Une part de la ‘relance’ de la CFAO depuis son intégration au groupe PPR a été consacrée à la ‘redynamisation’ de la SFCE pour affûter ses savoir-faire et ainsi améliorer la compétitivité du groupe en aval. La fonction d’approvisionnement (on dit en terme technique : ‘sourcing’) assumée par la SFCE consiste à trouver les bons produits aux meilleurs prix et à assurer le suivi des commandes : c’est le bras armé de la CFAO[49].
Sa force réside dans l’ample flux d’informations que collecte le réseau de la CFAO en Afrique, à propos des goûts de la clientèle, des tendances des marchés, des débouchés institutionnels, de la concurrence, etc. Le partage de ces informations avec les fournisseurs clés constitue en fait l’une des innovations déterminantes des années 1980/1990 puisqu’elle cimente un partenariat permettant de dépasser la simple relation entre fournisseur et client. Ainsi, avec Toyota, les réunions de travail se sont multipliées dans la seconde moitié des années 1990 pour définir en commun des programmes commerciaux (pour le marketing, etc.) et logistiques, pour partager les données collectées par la CFAO, pour procurer à celle-ci les éléments les plus récents concernant le marketing, etc. Des ‘conventions Toyota’ sont montées entre les représentants du constructeur, de la SFCE et du réseau de la CFAO. Un partenariat identique fonctionne avec le groupe Peugeot, pour les automobiles, mais aussi pour les cyclomoteurs : la CFAO est un interlocuteur régulier du fabricant – Peugeot-MTC (Motocycles) approvisionne la CFAO à partir de ses usines françaises ou de ses sous-traitants turcs, respectivement, en 1996, pour 3 000 et 10 000 engins - afin qu’il adapte ses modèles aux contraintes africaines (simplicité de montage et d’entretien, robustesse, etc.).
c. Plus de réactivité
La densification de ces partenariats procure à la SFCE une plus grande réactivité. Celle-ci est d’abord banalement commerciale puisque la CFAO ne veut pas tenir son réseau africain hors des grands mouvements de mode ou de progrès et ne peut pas le faire en raison du bon niveau d’information de sa clientèle de particuliers ou d’institutions et entreprises. Dans ce but, la CFAO a initié en 1996 un resserrement de la chaîne de contacts entre sa centrale d’achats et les filiales de son réseau, afin de mieux faire circuler l’information au sein de chaque filière. Des responsables des ‘métiers’ de la CFAO assistés de ‘chefs produits’ (deux roues, vin, matières plastiques, textile, biens de consommation, Electro-Hall-Liftel, Automobiles et matériel industriel) sont chargés d’animer ces liens pour accélérer les flux de données, de glisser du lubrifiant dans les circuits internes entre les bureaux d’achat et le réseau africain.
La réactivité concerne ensuite les délais de réponse aux sollicitations du marché, qu’elles soient régulières (les désirs du réseau) ou occasionnelles. La centrale d’achat doit pouvoir satisfaire des besoins exceptionnels, provoqués par telle ou telle commande inopinée. Ainsi, la chute de la production d’électricité dans plusieurs pays (Benin, Togo, Ghana, Nigeria) provoquée par la sécheresse et l’abaissement du niveau du réservoir de certains barrages (comme Akossombo) a suscité des commandes soudaines de groupes électrogènes en 1998, notamment par des clients ghanéens. Comme la SFCE développe de plus en plus la participation aux appels d’offres lancés par les institutions internationales pour tel ou tel pays africain ou par les autorités locales, elle doit alors pouvoir fournir rapidement des quantités substantielles de matériel correspondant aux normes et aux spécifications prévues. Un bon exemple en est la livraison au ministère de l’Education nigérian en 1995/1996 de 600 véhicules pick up équipés en bibliothèques ambulantes[50].
d. Une révolution logistique
Comme l’approvisionnement du réseau CFAO (et aussi des clients extérieurs[51]) s’effectue à une échelle mondiale, avec des flux classiques ‘Nord-Sud’ (des pays développés vers des pays moins développés), le contrôle des coûts des transports et de l’organisation logistique s’avère un élément décisif pour la compétitivité commerciale.
De façon banale, la CFAO a d’abord cherché à diminuer le coût des prestations de transit et transport qu’elle consomme. Une rupture historique est intervenue avec l’externalisation d’une bonne partie de cette activité, jusque-là prise en charge par la filiale Transcap, présente en France et dans chaque pays où la CFAO était active. Certes, cette firme travaillait beaucoup pour des clients extérieurs et devait par conséquent veiller à sa compétitivité ; mais nombre d’utilisateurs en interne s’interrogeaient sans cesse sur ses barèmes de prix – sans qu’on puisse résoudre ce problème, faute de données comparatives. La vente de Transcap à Delmas-Vieljeux, et l’intégration de cette dernière dans le groupe Bolloré renforcent les liens entre le négociant et le transporteur-transitaire, d’autant plus que le groupe Bolloré finit par rassembler nombre de sociétés actives en Afrique (Transcap, Delmas-Vieljeux, Saga) dans les années 1980/1990, en un puissant oligopole détenant de solides parts de marché pour les liaisons entre l’Europe et l’Afrique. Tout l’art de la firme de négoce réside par conséquent dans l’obtention d’un équilibre subtil entre l’obtention des meilleurs prix et le maintien des prestations de qualité exigées par la technicité du commerce qu’elle assume. Sans pouvoir évaluer l’efficacité du groupe Bolloré à accéder à une compétitivité hors pair, notons seulement que la constitution même de cet oligopole suscite des réactions concurrentielles puisque des armateurs rivaux multiplient leur présence dans les liaisons avec l’Afrique (notamment la société danoise Maersk, le groupe français Geodis, qui a acheté des transitaires sur place, le groupe italien Grimaldi, etc.). La CFAO peut par conséquent mettre plusieurs fournisseurs en compétition.
Encore faut-il qu’elle leur propose des contrats intéressants, c’est-à-dire des flux abondants et réguliers, aptes à remplir les navires ! Comme les ports africains ne sont plus reliés à l’Europe (comme dans les années 1900/1950) par des norias de navires, le chargeur doit loger des lots conteneurs (ou de véhicules) en nombre suffisant pour négocier des ‘rabais’. Un tournant clé est la prise de conscience par la CFAO que sa compétitivité et sa rentabilité pourraient progresser nettement si sa chaîne logistique d’approvisionnement était remodelée[52]. Une équipe[53] d’analyse des coûts logistiques est constituée en 1993/1994 et s’attache en priorité à traiter la liaison Europe-Afrique (pour disposer de lots plus importants) et la liaison Asie-(Europe-)Afrique – car on constate que, hors produits pharmaceutiques, entre 5 et 6 dixièmes des produits distribués par le groupe transitent entre l’Asie et l’Afrique, notamment les automobiles. La grande révolution est le concept de ‘plate forme multimodale’ au Havre, en amont du réseau africain. Trois objectifs dominent : diminuer le coût d’approvisionnement en provenance d’Asie en faisant transporter des lots importants sur les grandes lignes régulières de porte-conteneurs et de transport de remorques ro-ro (roll on-roll off) qui relient à bas prix l’Asie à l’Europe ; raccourcir les délais de livraison au réseau africain en disposant de stocks abondants, immédiatement disponibles ; abaisser les coûts de transport-transit vers l’Afrique en recourant, grâce à un groupage des envois, aux lignes régulières qui relient Le Havre aux ports du golfe de Guinée.
Le projet ‘sosha’ (abréviation de : ‘Système d’Organisation d’un Service Harmonieux des Approvisionnements’ – et clin d’œil au mot sosha qui sert à désigner au Japon les firmes de négoce international, les sogo soshas) prend corps. A l’atomisation des flux doit succéder leur concentration autour d’un pôle-relais, la plate-forme de stockage, située à 15 km du Havre et bien reliée au port, conçue comme le « stock avancé et commun au réseau ». La priorité va aux flux d’automobiles : une capacité de stockage de 1 500 véhicules et de transit annuel de 10 000 véhicules est constituée sur le site ; cette plate-forme sosha, nommée ‘Bougainville’, monte en puissance peu à peu : le pôle Automobiles est bâti entre septembre 1995 et mars 1997 ; il devient opérationnel en 1997/1998. Puis s’y ajoutent en 1998/1999 une seconde plate forme pour des stocks des ‘produits divers’[54], et une troisième pour un stock de pièces détachées (par exemple les pièces Toyota en juillet 1998). Ainsi, ces plates formes CFAO du Havre rassemblent les engins et les pièces détachées Yamaha pour 12 pays africains – en autonomie par rapport aux grands dépôts animés par l’entreprise Yahama par elle-même.
Cette centralisation des flux Asie-Le Havre impose au réseau de simplifier la gamme qu’il distribue afin d’éviter l’éparpillement des modèles et surtout des options. Mais les gains de coûts rendent cette réforme nécessaire ; et le réseau obtient une contrepartie forte : toute commande peut être satisfaite en quelques jours, par le chargement du véhicule sur une ligne régulière vers l’Afrique. « Le matériel mettait cinq mois à arriver d’Asie sur la Côte d’Afrique et sept mois dans un pays enclavé ; maintenant, dix jours sont nécessaires pour Dakar et trois semaines pour Pointe-Noire (un dirigeant). » En effet, « entre le Japon et l’Europe, il y a une dizaine de liaisons par semaine au moins, et, entre Le Havre et l’Afrique, deux à trois par mois », d’où une rotation rapide des envois groupés. Jadis, « on disait ‘on attend le bateau’. La plate-forme a permis une très grande réactivité au commerce. Des affaires se sont créées grâce à la plate-forme, aux stocks ; on a pu multiplier les petites ventes de matériel, dont l’envoi est groupé dans un seul conteneur, ainsi que les ventes de lots de véhicules pour les appels d’offres des administrations, car ils étaient immédiatement disponibles (un dirigeant). »
Ainsi devient encore plus robuste la notion de ‘chaîne’ chère à la CFAO, chaîne qui relie les bureaux d’achat, la logistique, le réseau commercial et le service après-vente. La fonction du négociant s’est diversifiée car elle incorpore avec plus d’intégration verticale entre l’amont et l’aval, soit pour les flux d’informations et parfois la formation des cadres, soit pour l’équipement logistique.
5. L’amalgame entre la ‘culture CFAO’ et la modernisation gestionnaire
Toutes ces réformes et même, parfois, ces révolutions débouchent, année après année, sur une reconfiguration profonde de la CFAO. Le risque en était de briser la ‘culture d’entreprise’ léguée par le premier centenaire de la société, de balayer les savoir-faire accumulés par les ‘ambassadeurs’ de la compagnie sur le terrain au profit de techniques managériales greffées par le groupe PPR. Or l’amalgame entre les diverses ‘cultures’, entre le legs des années passées et les techniques inoculées par les équipes récentes, s’est effectuée sans trop d’aléas, quelles qu’aient été les inquiétudes initiales et quels qu’aient été ici et là les froissements de susceptibilités inéluctables dans toute organisation en mutation.
A. L’injection récurrente d’exigences gestionnaires
La nécessité de rééquilibrer la situation financière de la CFAO, la prise de contrôle par le groupe PPR et les contraintes imposées par l’environnement économique africain expliquent que les dirigeants de la compagnie ont imposé une cure de réforme gestionnaire au groupe.
La logique gestionnaire en Afrique est bouleversée : à l’éclatement des entités qui a prévalu dans les années 1980 (jusqu’à obtenir environ 110 filiales en 1990) succède leur regroupement, afin d’obtenir des économies d’échelle au niveau de l’encadrement et de pouvoir alléger la pression fiscale dans chaque pays en mêlant des activités faiblement ou non rentables et celles qui sont profitables. C’est le cas par exemple au Sénégal : dans ce pays rongé par l’amenuisement du pouvoir d’achat, certaines entités perdaient de l’argent ; leur regroupement (fusion de CFAO Sénégal et de Diasen, distributeur de Toyota, puis fusion avec Africauto après son achat à Optorg) débouche sur une entité viable en 1997, autour de la colonne vertébrale solide qu’est la distribution automobile. Semblablement, au Congo, quatre filiales[55] fusionnent en 1990 au sein de CFAO Congo ; CFAO Côte-d’Ivoire absorbe en 1992 CICA et Liftel ; là comme ailleurs, ces restructurations permettent d’exploiter tous les gisements d’économies. De même, « au Cameroun, on a fait absorber CFAO Cameroun et ses pertes par la CAMI [une autre filiale] ». Ces mesures d’urgence sauvent nombre de filiales africaines d’un marasme certain, voire, comme au Sénégal, d’une fermeture inéluctable, et elles permettent d’assainir le groupe CFAO entre 1991 et 1993.
Par la suite, comme l’actionnaire, seul porteur du capital, apprécie directement les résultats d’exploitation, l’évaluation de la gestion est immédiate : « L’apport de F. Pinault, c’est une culture de gérer les bilans et les comptes de résultats avec la cohérence de la lecture, la permanence dans l’analyse du bilan. ‘On ne fait plus du chiffre d’affaires contre le bilan’, comme à la fin des années 1980. On a fait beaucoup d’acquisitions ; mais on doit récupérer l’investissement en trois ans, en tenant compte des marges en Afrique et de celles des centrales d’achat ; même si on a besoin de fonds de roulement et d’investissements supplémentaires, il n’y a pas de fuite en avant pour remettre des fonds sans cesse en trichant sur la situation initiale des actifs absorbés, comme cela avait été le cas au début des années 1990 quand la filiale CICA avait repris la carte Komatsu [engins japonais de B.T.P.) juste en pleine crise de repli conjoncturel africaine, mais sans remodeler les business plans initiaux, d’où des pertes. On a des ratios qu’on suit de très près (un dirigeant) ».
Ces exigences sont accompagnées d’une réforme profonde du mode de fonctionnement du groupe. Les méthodes comptables connaissent une profonde réorganisation ; une véritable centralisation des données comptables est instituée (techniques de ‘reporting’) ; les techniques de comptabilité analytique sont assimilées – avant le lancement en 1998/1999 d’une nouvelle réforme permettant d’affiner les procédures comptables (projet ProCess). La gestion de la trésorerie, des changes, connaît un sérieux progrès. Des critères de rentabilité clairs (faire tourner les actifs plus vite, améliorer la gestion des besoins en fonds de roulement, en particulier) sont entretenus, notamment par le secrétaire général Marc Vezzaro, l’un des gardiens vigilants des règles de gestion. « Avec la politique de contrôle des coûts, on est des ‘mange mil’ [du nom des oiseaux qui glanent tout ce qu’ils peuvent dans les champs] (un dirigeant). » « A cause de notre expérience et de nos procédures, héritées du passé mais améliorées au fil des ans, on beaucoup plus de rigueur que les autres entreprises. On s’en est aperçu quand on a repris des actifs de la SCOA et d’Unilever [CNF] (un dirigeant). »
La gestion des stocks bénéficie elle aussi d’un passage au peigne fin, avant que se déploie, on l’a vu, la réforme ‘sosha’. Mais la chasse aux stocks excessifs au sein des entités africaines reste une préoccupation constante : historiquement, c’est là que, avec la gestion du poste Clients, réside d’ailleurs la faille principale de la gestion d’une société de négoce : elle est écartelée sans cesse entre le désir de ses représentants sur place de pouvoir répondre vite à toute sollicitation des clients et la volonté du Siège d’alléger au maximum l’immobilisation de fonds. La clé de voûte de l’animation des flux de données est procurée par la réorganisation de l’outil informatique : une nouvelle architecture informatique est bâtie dans la seconde moitié des années 1990 (avec le glissement de l’IBM 36 à l’IBM AS400 en 1997) ; à partir de 1997/1998, des programmes facilitent les échanges internes, tant pour la gestion commerciale (programme Defi) que pour la gestion comptable (programme Anael).
Bref, comme beaucoup de firmes françaises des années 1980/1990, la CFAO répond aux défis de la crise économique de transition par une modernisation intense de ses méthodes de gestion. Ces références incessantes aux exigences de gestion sont en particulier entretenues par les conventions des dirigeants de la CFAO qui se tiennent chaque année : la rentabilité est le maître mot, ce qui paraît logique dans une entreprise qui doit rendre des comptes à son actionnaire. Alors que, dans les années 1987/1990, on avait privilégié la forte croissance du chiffre d’affaires (voire une croissance à-tout-va), dans le cadre d’un redéploiement stratégique proche d’une rupture avec l’histoire africaine, l’équipe des années 1990 tente plus normalement de concilier expansion et profitabilité, au sein du métier traditionnel de négoce en Afrique.
On en perçoit même des effets dans les relations entre les industriels partenaires, tels Heineken, Toyota ou Peugeot, par exemple, qui pousseraient parfois la compagnie à un effort plus net sur les ventes, alors qu’elle leur rappelle que les limites de solvabilité des marchés africains peuvent vite être dépassées. En ce sens, d’ailleurs, l’équipe constituée par le groupe PPR se replace dans la tradition historique de l’ancienne CFAO, toujours préoccupée de constituer des réserves afin de faire face aux amples aléas conjoncturels des marchés africains et des cours des denrées et matières premières. En effet, une gestion ‘moderne’ doit s’adapter aux contraintes du commerce en Afrique, celles suscitées par la fluidité de certains débouchés, manquant de stabilité ou même de fiabilité, et celles des fortes fluctuations conjoncturelles, pays par pays, ou zone par zone.
B. Le rebond de l’esprit d’entreprise
Ce remodelage en profondeur du mode de fonctionnement de la CFAO était indispensable pour lui redonner l’élasticité nécessaire à son expansion stratégique : « La CFAO a aujourd’hui son poids de forme, elle est prête à rebondir[56] », indique ainsi le journal interne… La compagnie a renoué avec la rentabilité - « Cette gestion au cordeau a permis de donner des résultats (un dirigeant) » - et, surtout, elle dégage une bonne marge d’autofinancement (environ 700 millions de francs par an à la fin des années 1990), pour alimenter la distribution de dividende, des investissements courants (150 millions de francs par an) ou des investissements de développement (reprise de nouvelles cartes ou achat d’entreprises, etc.).
a. Enrichir et renouveler le capital humain
Le trésor de la CFAO réside dans le dynamisme de son réseau de vente. Qu’on le veuille ou non, près de quatre décennies après l’indépendance des pays colonisés, le rôle des Français reste essentiel dans l’animation du grand commerce en Afrique noire : « Les hommes qui s’expatrient ont la fibre entrepreneuriale, font preuve d’une grande autonomie, d’une personnalité très marquée et d’un esprit de corps[57]. » Or la CFAO des années 1990 réussit à conserver le capital humain qui fait sa force en Afrique. La génération d’expatriés formée dans les années 1960/1970 détient les rênes du réseau africain dans les années 1990 et a su, dans sa grande majorité, intégrer la ‘culture CFAO’ dans la ‘culture PPR’. Cependant, cette génération s’efface peu à peu, au fil des départs à la retraite.
En un mouvement banal dans toute organisation vivante, les flux des promotions et des mutations continue à souder la cohésion de la culture d’entreprise et celle du corps des cadres dirigeants. Fruit d’une tradition de la maison – qu’on retrouve néanmoins dans nombre de sociétés de commerce ou de banque, par exemple -, la mobilité des responsables est l’une des clés de la stimulation des ambitions et donc du dynamisme…
Le second grand effort pour enrichir le capital humain de la CFAO vise à insuffler une nouvelle culture commerciale au sein du réseau. Cet investissement immatériel touche non seulement les expatriés mais aussi les cadres africains eux-mêmes. La formation à la vente devient la priorité de la seconde moitié des années 1990, avec de multiples sessions de formation au marketing, etc., en particulier pour les responsables de la distribution automobile : l’image d’un réseau quelque peu endormi d’autosatisfaction est balayée car on lui injecte toutes les méthodes ‘modernes’ de vente, en exploitant les retombées des multiples contacts noués avec les équipes commerciales des constructeurs (comme Toyota). Une politique de recyclage des cadres supérieurs au sein des séminaires organisés par HEC Management a également été lancée, avec par exemple un séminaire de 5 jours en décembre 1997 et une vingtaine de stagiaires en juin 1998. Le slogan « Tous vendeurs dans l’entreprise » résume bien cet état d’esprit dans les années 1997/1999 ; il est relayé par l’organisation de mini-conventions des cadres commerciaux dans tous les pays où la CFAO opère.
c. Cohésion et confiance
Les ‘conventions CFAO’[59], qui réunissent en France les cadres dirigeants du groupe, constituent un instrument privilégié pour exorciser les inquiétudes qui peuvent surgir quant à la place de la CFAO au sein du groupe PPR, car elles sont un moment idéal pour que les dirigeants des deux sociétés s’expriment devant les cadres. Mais elles sont aussi des lieux de débats et de rencontres qui facilitent la compréhension collective des objectifs définis par le groupe, par exemple dans ses ‘plans’, comme les plans triennaux ‘glissants’ 1996-1998, 1997-1999, 1998-2000, etc.
Après avoir réglé les incertitudes capitalistiques, managériales, gestionnaires et financières, la CFAO a renoué avec une cohésion permettant de mieux souder son personnel et une confiance apte à lui faciliter sa marche en avant. « Les gens en Afrique étaient un peu ‘cassés’, car ils voyaient le développement du groupe hors d’Afrique. La compagnie manquait de motivation (un dirigeant) » : de cette situation de départ sombre, la CFAO a évolué vers la sérénité et en même temps la combativité. Cela explique son maintien en tant que groupe, rassemblant quelque 7 000 salariés – dont 2 700 au Nigeria, qui reste un pays clé pour la compagnie quels que soient ses aléas conjoncturels et structurels d’aujourd’hui. L’Afrique centrale et les pays du Sahel, regroupés dans une ‘zone’ de gestion au sein de la CFAO, mobilisent quant à eux 1 500 salariés africains et 70 expatriés : la compagnie est dans tous ces pays d’Afrique centrale le premier employeur non public, derrière les sociétés pétrolières, la firme d’aluminum Alucam et les brasseries.
Cette confiance stratégique, relayée par un punch entrepreneurial et une meilleure cohésion des savoir-faire gestionnaires et commerciaux, expliquent également la réussite de l’entreprise : au sein du groupe PPR, elle ne pèse que 6 % du chiffre d’affaires, mais elle contribue pour un dixième aux résultats d’exploitation du groupe…
Conclusion
« On est le réseau commercial le plus important en Afrique noire et qui tient le plus le coup. Lonrho est en train de se démembrer par bouts et se délite cause de ses mauvais résultats. On a une organisation claire et qui fonctionne bien [...]. On a su trouver les ressources pour rebondir. On sait gérer, et on sait anticiper, s’adapter (un dirigeant) » : ce brevet d’autosatisfaction ne peut être attribué qu’à une entreprise qui a su, en une décennie, effectuer un virage stratégique à 180° et concilier ce retournement spectaculaire avec une consolidation de ses finances, de ses profits et de la cohésion de son organisation commerciale, gestionnaire et humaine.
Métamorphosée à la fin des années 1980 une société commerciale ancrée en France et destinée à essaimer en Europe occidentale (voire aux Etats-Unis), la CFAO est redevenue une société de ‘grand commerce’ en Afrique noire occidentale et centrale, avec des excroissances sur les rives ou dans les îles de l’océan Indien, et une société de négoce international, en amont et en appui de ce réseau africain. Tout en étandant ses implantations dans les DOM-TOM français et en désirant engager la prospection de l’Afrique du Nord, la CFAO s’affirme, au tournant du 21e siècle, comme l’un des acteurs clés de l’économie d’Afrique noire – d’autant plus qu’elle a absorbé les ultimes actifs de sa rivale historique, la SCOA. L’originalité de la compagnie réside précisément dans son envergure géographique : elle est désormais, en Afrique occidentale et centrale, la seule firme commerciale a être présente quasiment partout. Ses concurrents la dépassent parfois dans tel ou tel pays, mais ils ne sont actifs que dans un seul pays, où ils collectionnent les activités, comme Sogafric au Gabon[60] ou, en Côte-d’Ivoire, Comafrique, la branche Négoce de la Sifca, groupe polyvalent (plantations, industrie des corps gras). Seule Optorg est présente dans plusieurs pays d’Afrique centrale (Cameroun, Congo, Gabon, Tchad, pour la distribution de matériel de travaux publics Caterpillar et de poids lourds Mercedes à travers ses filiales Tractafric) ; le groupe récemment constitué par le Franco-Libanais Michel Fadoul, originaire du Burkina Faso, se déploie lui aussi sur plusieurs pays, notamment après l’achat de plusieurs entités de distribution automobile de l’ex-SCOA (au Bénin, au Togo, en Côte-d’Ivoire et au Nigeria), avec des activités variées (travaux publics, fabrication de meubles, construction immobilière, etc.).
Le redressement est dû à la volonté stratégique de son actionnaire, le groupe PPR, à l’amalgame entre les hommes issus du vivier historique de la compagnie et de recrues nouvelles (parfois au sein du groupe PPR) et surtout à un profond renouvellement des méthodes de gestion. Mais il est aussi le fruit d’un approfondissement des activités commerciales et techniques, par croissance externe ou grâce à des investissements en locaux et en logistique, par le retour ou l’implantation dans plusieurs pays. Si l’expression de ‘négoce’ ou de ‘grand commerce’ garde sa pertinence, la CFAO en renouvelle le contenu en insistant sur sa vocation de ‘société de distribution spécialisée’, supervisant des métiers au contenu de plus en plus technique : comme le précise un dirigeant, « on va là où il y a des barrières techniques et des barrières capitalistiques, là où il faut des capitaux que les gens du pays ne peuvent pas mobiliser, dans certains secteurs de la distribution. On fait tourner 1,5 milliard de francs de capitaux (25 % du chiffre d’affaires, en actifs tournants employés en permanence) pour nos opérations ».
Le renouveau de la compagnie résulte d’une modernisation des méthodes commerciales, en partenariat le plus souvent avec les industriels fournisseurs : la CFAO transplante en Afrique, en les adaptant à l’environnement économique, social et culturel, les acquis commerciaux du monde occidental, et, en ce sens, elle garde le souci de sa compétitivité, dans la tradition de « cent ans de compétition[61] », compétitivité qui repose en Afrique sur un noyau de 150 expatriés environ et au total de 700 à 800 cadres. « Il n’y a pas de société équivalente à la nôtre au niveau africain. On est dominant dans nos métiers Automobile et Pharmacie. On a un avantage concurrentiel déterminant (un dirigeant). » L’image de la CFAO en Afrique noire a été par conséquent redressée, elle s’identifie à nouveau avec la ‘modernité’. Une interrogation surgit néanmoins : cette image ‘africaine’ peut-elle être déclinée (‘capitalisée’) hors de l’Afrique noire, par exemple en Afrique du Nord et de l’Est ? C’est le débat sur la stratégie de la CFAO pour le siècle prochain qui s’est enclenché !
* Notes :
LA CFAO, de son centenaire à la fin du siècle (1987-2000) : un nouveau mariage avec le négoce en Afrique noire
TEXTE PARU DANS LE LIVRE
HUBERT BONIN & MICHEL CAHEN (dir.), NEGOCE BLANC EN AFRIQUE NOIRE
PARU AUX PUBLICATIONS DE LA SFHOM
EN 2000
En juin 1987, la CFAO commémorait avec faste son centenaire avec deux grandes manifestations, à Marseille, son siège social, et à Paris, son siège administratif, et avec deux ouvrages, l’un académique l’autre plus pittoresque (une solide plaquette riche en illustrations et témoignages). La puissance de la CFAO semblait solide puisqu’elle avait accédé au peloton des grandes firmes françaises, au moment même où la crise économique avait atteint l’Afrique depuis le ‘contre-choc pétrolier’. Or, trois-quatre ans plus tard, le capital de la CFAO passe sous le contrôle du groupe Pinault, son équipe dirigeante est profondément changée, son siège parisien vendu. Ayant perdu son indépendance puisqu’elle était désormais intégrée dans un groupe aux fortes exigences de rentabilité, la CFAO se retrouvait confrontée aux aléas d’un outre-mer inquiétant, puisque la langueur économique rongeait nombre de pays africains. Nombre de salariés de la CFAO et d’observateurs doutèrent alors de la pérennité d’une entreprise qui leur semblait promise à une revente rapide ou, pire encore, à un démantèlement par le biais de la cession successive de ses actifs. Le négoce en Afrique semblait dans l’impasse, tandis que les activités de reconversion en Amérique, en Océanie et en Europe se trouvaient plongées dans une guerre concurrentielle terrible. Peu de temps après avoir fêté son centenaire, la CFAO paraissait ne pas pouvoir accéder au siècle suivant !
Cependant, cette communication vise à montrer que la CFAO a survécu à ces secousses capitalistiques, managériales, économiques. Loin d’être un handicap, l’insertion dans le groupe Pinault (Pinault-Printemps-Redoute, ou PPR) lui a procuré des avantages certains. Et surtout, l’Afrique tant décriée s’est avérée constituer un marché important pour peu que les savoir-faire soient renouvelés, la gamme de produits enrichie, l’organisation plus efficace. Paradoxalement, la CFAO est devenue plus ‘africaine’ et plus solide à la fois ; elle s’affirme même comme l’entreprise leader du négoce (terme conçu ici comme le grand commerce, le commerce de gros et la distribution spécialisée) en Afrique noire tant francophone qu’anglophone, alors que tant de concurrentes s’affaissent ou disparaissent. « La loi du dernier survivant[1] », bien connue dans le monde capitaliste, joue en sa faveur : déjà présente il y a un siècle le long du golfe de Guinée, la CFAO en est encore un acteur clé au tournant du 21e siècle[2] !
1. Une CFAO puissante sans l’Afrique ? (1987-1992)
Sous l’impulsion de son P.-D.G. (depuis 1973) Paul Paoli, qui a effectué toute sa carrière dans la société, la CFAO a entrepris d’accélérer son redéploiement vers l’Europe. Certes, elle a accompagné avec punch la croissance africaine, notamment pendant le boum des années 1970 et du début des années 1980. Mais la capacité d’autofinancement que cet essor a procurée a également servi à assurer un développement ‘dualiste’ : les métiers entretenus en Afrique ont été de plus en plus ‘dupliqués’ en Europe, par un transfert de savoir-faire qui paraissait alors judicieux. Quand la crise économique s’est abattue sur l’Afrique, la CFAO a accéléré ce mouvement, notamment par croissance externe, avec de multiples rachats de sociétés.
A. Une Afrique rébarbative ?
Etablir des activités dans des pays à pouvoir d’achat et solvabilité élevés ne pouvait qu’être pertinent à une époque où les populations africaines voyaient leur précarité s’amplifier. L’arrêt des grands chantiers dans beaucoup de pays africains, la chute des revenus des hydrocarbures, des produits miniers et des denrées tropicales (commodities) expliquaient la contraction des commandes publiques et de la consommation privée. L’impression globale, sur le moment mais aussi a posteriori, est que la CFAO a privilégié nettement les pays développés européens et, moins sensiblement, nord-américains, que l’Afrique n’était plus au cœur de son déploiement stratégique. Il est vrai que l’affaissement de l’économie sénégalaise, par exemple, qui avait été longtemps un symbole de la puissance des maisons de négoce françaises, pouvait décourager les espoirs des négociants ! que la crise intense subie par le Nigeria – bien que nombre de cadres aient cru désespérément que le pays allait ‘repartir’ ! – avec tous ses chantiers suspendus et les tensions vécues par l’agglomération de Lagos, pouvait inciter à perdre confiance. L’élasticité du marché africain semblait faible, les perspectives de croissance pour une entreprise soumise à des exigences de rentabilité semblaient impossibles à satisfaire outre-mer. Plus gravement encore, plusieurs noyaux d’activité classiques de la CFAO étaient ébranlés en Afrique même par les mutations des circuits commerciaux locaux : la poussée des Libano-Syriens et des autochtones pour le commerce des ‘marchandises générales’ (General Import) semblait condamner ce qui restait encore des anciennes grosses factoreries ; des occasions de brasser des chiffres d’affaires importants s’effritaient donc. Par ailleurs, pour plusieurs types de marchés, l’ampleur de ‘l’économie grise’, marquée par des fraudes à l’importation, les va-et-vient transfrontaliers facilités par la corruption de certaines administrations locales, débouchaient sur la remise en cause de plusieurs activités, telle la distribution de matériel audiovisuel. Enfin, dans nombre de pays, la gestion des liquidités devenait aléatoire : les transferts d’argent vers l’Europe deviennent délicats, les banques centrales s’arrogeaient souvent le droit de bloquer les disponibilités des entreprises, voire de leur imposer des ponctions au nom de l’intérêt bien compris du développement local.
Déjà « mal partie » (René Dumont), l’Afrique était-elle ‘mal arrivée’ ? C’est ce que semblait croire en tout cas la CFAO, de moins en moins ‘africaine’ dans l’âme. D’ailleurs, nombre de groupes menaient une stratégie de repli : Unilever se défaussait peu à peu de ses activités commerciales en Afrique noire (Compagnie du Niger français, etc.), la SCOA contractait son appareil commercial, au point que SCOA-Nigeria en devenait presque l’essentiel ; le groupe anglais Lonrho vacillait.
Les dirigeants de la CFAO – les témoins le confirment tous – songeaient alors non à un repli d’Afrique – car la CFAO restait fidèle à son histoire et à sa ‘culture’ -, mais à une contraction sévère de son dispositif commercial outre-mer. Une réforme, enclenchée par le directeur général de l’époque, Jean-Pierre Le Cam, a fait éclater dans chaque pays l’organisation managériale en des entités multiples, spécialisées : il s’agissait d’abord d’alléger les frais de gestion ‘structurels’, en supprimant nombre de procédures centralisées ; il fallait surtout que chaque entité prouve sa viabilité : soit elle obtenait la compétitivité et la profitabilité nécessaires, soit elle était condamnée à être cédée à des repreneurs locaux (des investisseurs autochtones, notamment) ou même fermée. Cet allégement du dispositif commercial inquiétait nombre de cadres de l’entreprise, d’autant plus qu’il supposait à terme une déflation drastique des effectifs d’expatriés, devenus fort coûteux pour le budget des entités mises en place. D’autre part, rétrospectivement, on peut penser que cette filialisation à l’extrême a multiplié les charges fixes et exposé les entités rentables à une charge fiscale complète, sans plus de compensation entre les entités en déficit et les bénéficiaires.
B. Une CFAO orientée vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord
Proclamée « l’année du développement européen[3] » par le CFAO, l’année 1989 fut marquée par l’intensification des investissements hors d’Afrique, notamment dans la distribution automobile, regroupée en Europe autour de la filiale CICA. La grande distribution (des chaînes de supermarchés dans le Grand Sud français), la distribution automobile, le négoce de matériels électriques (CDME), diverses affaires de cycles, de matières plastiques, de location de matériel de chantier, etc. permettaient une augmentation rapide du chiffre d’affaires, avec des gains énormes certaines années. Ce foisonnement était logique : une simple concession de distribution d’automobiles Mercedes dans le Centre-Ouest procurait alors chaque année un chiffre d’affaires supérieur à la distribution d’automobiles dans un pays africain moyen. Si la stratégie de diversification du groupe était conforme aux conseils des spécialistes en économie d’entreprise, les trois branches clés déployaient la majorité de leur chiffre d’affaires en Europe.Répartition du chiffre d’affaires de la CFAO en 1989 | |
distribution de matériel électrique | 33 % |
distribution alimentaire | 27 % |
distribution d’automobiles et de produits d’équipement ; le groupe vend 39 500 automobiles en 1989 au lieu de 31 500 en 1987 | 22 % |
négoce | 12 % |
transports et transit | 3 % |
matériel de chantier (Afrique, France, Etats-Unis) | 3 % |
chiffre d’affaires en Europe (millions de francs) | chiffre d’affaires en Afrique (millions de francs) | |
1986 | 8 294 | 12 048 |
1987 | 8 409 | 10 934 |
1988 | 14 136 | 10 138 |
chiffre d’affaires en milliards de francs | bénéfice net consolidé en millions de francs | autofinancement en millions de francs | |
1985 | 13,5 | 341 | 633 |
1986 | 14,5 | 370 | 574 |
1987 | 15 | 338 | 618 |
1988 | 23,5 | 441 | 883 |
1989 | 31,2 | 415 | 1 166 |
rendement de l’actif immobilisé | rentabilité des fonds propres | |
1985 | 4,2 % | 10,7 % |
1986 | 4,2 % | 17,4 % |
1987 | 3,4 % | 9,4 % |
1988 | 2,8 % | 10,3 % |
1989 | 1,9 % | 7,7 % |
C. La CFAO dans le groupe Pinault
Ces incertitudes financières fragilisèrent peu à peu la CFAO. Certes, P.Paoli avait réussi à fédérer autour de son équipe des administrateurs et des investisseurs (Crédit lyonnais, G. Eskenasi, du mini-groupe financier et bancaire Parfinance), mais la place parisienne semblait de moins en moins confiante dans une expansion qui lui paraissait quelque peu débridée. De façon classique, le groupe CFAO était devenu aux yeux de nombreux observateurs une sorte de ‘conglomérat’ dont les entités étaient de moins en reliées par une logique commune.Incertitudes financières et boursières, stratégie mise en question : la CFAO se retrouvait parmi les sociétés susceptibles de devenir la proie de prédateurs… L’accord conclu en 1989 entre P. Paoli et l’industriel et financier François Pinault sembla mettre fin à ces inquiétudes ; mais, très vite, l’équipe de F. Pinault prit conscience des contradictions qui sapaient les bases du développement rapide de la CFAO et de ses faiblesses financières. L’équipe de P. Paoli dut alors partir, en mars 1990, au terme d’un accord honorable pour les dirigeants. F. Pinault décida de fusionner la CFAO et la société Pinault SA, à la fin de 1990 : la CFAO en tant que telle quitta donc la cotation boursière ; la nouvelle société CFAO alors créée devint une branche parmi d’autres au sein du groupe Pinault. Celui-ci délégua Hervé Guillaume, l’un de ses proches, à la présidence de la CFAO (1991-1993), puis son propre fils (F.H. Pinault, en 1993-1997), avant Alain Viry en 1997. Spécialiste de négoce international au sein de CDME puis de Rexel[5], celui-ci symbolise le désir du groupe PPR de concilier au sein de la CFAO l’expansion internationale et la rigueur gestionnaire de l’équipe en place.
2. La CFAO redevient africaine
Cette prise de pouvoir du groupe Pinault en 1990 parut devoir condamner la CFAO africaine. Comment supposer que le patron de ce qui devenait de plus en plus un groupe de distribution diversifié et orienté vers les marchés de consommation de masse et de semi-luxe[6] pût s’intéresser à des marchés africains fragmentaires et faibles ?
A. L’élagage des activités non africaines
Un recentrage stratégique parut nécessaire. Peu à peu, la majorité des activités hors d’Afrique et des DOM-TOM de la CFAO s’éloignèrent d’elle ; elles furent réparties en deux blocs. Les activités jugées ‘non stratégiques’ furent revendues ; Pinault met fin au foisonnement de la CFAO des années 1980. Celui-ci avait abouti non à des erreurs manifestes mais plutôt à une remise en cause des anticipations optimistes qui avaient servi de levier à la croissance de l’époque : la constitution d’une firme de grande distribution trapue dans le Grand Sud s’était avérée un succès momentané avant que l’intensification de la concurrence et de la concentration en marquent les limites ; le groupe Pinault l’a vendue au groupe Casino ; les diverses filières commerciales ont elles aussi été cédées tant en France qu’en Amérique du Nord, y compris, en 1992, la distribution automobile[7], dont le volume d’activité était pourtant élevé, puis la distribution de cycles[8], conservée jusqu’en 1996. De façon classique en économie d’entreprise, le redéploiement non-africain de la CFAO l’avait conduite à une diversification excessive dans des pays développés où le mode de concurrence est différent de celui qui règne en Afrique, où les conditions du marché et les parts de marché évoluent vite. Mais la stratégie de l’équipe de P. Paoli avait tout de même permis d’intégrer le métier de distribution de matériels électriques autour d’une société, CDME, qui s’est avérée pouvoir constituer un pôle de croissance vigoureux, une véritable ‘pépite’ ! Rebaptisée Rexel en 1992, cette entreprise est devenue l’une des entités clés du groupe PPR, avec une expansion européenne forte, faisant d’elle l’un des deux coleaders de la profession. Toutefois, si Rexel appartient au groupe PPR, elle vit désormais sans aucun lien avec la CFAO.B. La vocation de la CFAO au sein du groupe PPR
Paradoxalement, la ‘logique financière’ du groupe PPR revitalise la stratégie africaine de la CFAO. « F. Pinault est un homme de ‘coups’ à contre-courant. La CFAO disposait de forces et, en Afrique, avait de belles cartes, des structures prépondérantes sur beaucoup de marchés. Il y avait un fonds de commerce important, autour du nom CFAO (un dirigeant). » Cela explique la relance de la stratégie africaine de la compagnie : « Retour aux sources : l’avenir[9] », titre le journal interne Contact en 1992 : « Nous ne tournons pas le dos à l’Afrique […]. Recommençons l’histoire et embellissons-là ». La CFAO reprend confiance dans l’Afrique et, partant, en elle-même, dotée d’ « un avenir aussi prestigieux que son passé[10] ».Certes, la CFAO n’entretient aucun lien commercial avec les autres activités du groupe PPR (Pinault-Printemps-Redoute[11]) : elle ne gère aucune organisation de vente par correspondance, elle n’entend pas ouvrir de Printemps en Afrique[12], elle n’est pas la correspondante de Rexel pour les matériels électriques. Pourtant, des caractéristiques communes la réunissent à ces activités : le commerce de détail, avec tous ses savoir-faire en marketing et en vente, le négoce de matériels, lui aussi doté de talents spécifiques. Une logique de commerce et de négoce légitime par conséquent la présence de la CFAO dans le groupe PPR. De plus, elle y renforce le mouvement du groupe en faveur d’une implantation plus internationale, alors que, au milieu des années 1990, l’étranger ne lui procure que 30 % de son chiffre d’affaires[13] : avec près de 90 % de son propre chiffre d’affaires obtenus à l’international, la CFAO est l’un des flambeaux du groupe hors de France !
C. Une nouvelle CFAO
Délesté de l’essentiel de ses activités hors d’Afrique et des DOM-TOM, l’héritage de la CFAO se retrouvait cantonné dans le négoce en Afrique noire et ses relais en France et en Grande-Bretagne. Le groupe Pinault le transfère en 1990 à une filiale à 100 % à qui il attribue le nom de CFAO : une entité CFAO est préservée et maintient le nom historique de l’entreprise. Le Siège est transféré de la place d’Iena (où il se trouvait depuis les années 1950) à Sèvres. Une nouvelle identité sociale est dessinée en 1996/1997 : la CFAO se dote d’un logotype – il évoque la Terre, les courbes symbolisent les liens commerciaux et humains, les échanges - et d’une charte graphique qui visent à mieux cimenter les filiales autour d’un esprit de groupe et à célébrer le renouveau de la société[14]. La CFAO devient dès lors une société mère gérant les filiales africaines, une structure de holding légère d’une trentaine de salariés en 1993.La sagesse de F. Pinault est d’y réussir un ‘amalgame’ entre des ‘hommes de la CFAO’ et des dirigeants issus du groupe PPR. Le directeur général, notamment est recruté au sein du vivier constitué par P. Paoli et J.P. Le Cam : Stephen Decam a en effet été l’un des piliers du groupe en Afrique où il est devenu directeur général de CFAO-Nigeria dans les années 1980. Le secrétaire général, Marc Vezzaro[15], et plusieurs directeurs responsables de l’outre-mer, sont eux aussi issus de l’ancienne CFAO, tels : René Dupraz, qui supervise l’Afrique centrale puis aussi l’Afrique sahélienne, Robert Monet, directeur de l’Afrique occidentale en 1990-1993, Christian Villa, son successeur en 1993-1997, enfin Jacques Zymelman depuis 1997. Par contre, quelques hauts responsables proviennent du groupe Pinault, comme Géry Desurmont[16], ou sont recrutés à l’extérieur, tel Renaud de Lestage, directeur général adjoint de la CFAO chargé du développement[17].
A la base, « tous les patrons d’aujourd’hui sont des gens de l’époque, sauf au Tchad où il vient de la SCOA, ils sont tous issus du vivier constitué dans les années 1960/1970. Il n’y a pas eu de départs massifs, de licenciements (un dirigeant, été 1999). » Devant cette délégation de responsabilité, les cadres de la CFAO se sont ressaisis : « On n’a eu de cesse, pendant les trois-quatre premières années, de prouver qu’on était viable. Avec le repli sur l’Afrique, il fallait faire ses preuves. La population expatriée : ce sont des gens qui, lorsqu’ils ont donné leur confiance, la donnent de façon quasiment définitive. Une très grande confiance s’est nouée dans les deux sens entre la direction et les expatriés. La force du groupe, c’est d’avoir des expatriés qui [à cause de leur fort tempérament et de la capacité de réflexion autonome que leur procure leur enracinement sur le terrain] ‘contestent le Siège’, qui ‘discutent’ les recommandations et les orientations : ils donnent des coups de téléphone au Siège, on en parle, on se convainc mutuellement, et la décision finale est la bonne ; c’est une culture d’entreprise spécifique (un dirigeant) », qui repose sur des personnalités fortes et une relation immédiate entre les dirigeants du terrain et ceux du Siège
D. La CFAO confiante dans l’Afrique ?
Au terme d’un ‘recentrage stratégique’ classique, la CFAO s’est-elle retrouvée ‘nue’ ? gestionnaire d’actifs africains résiduels, sans grand espoir de croissance ni de profits ? donc sans guère d’avenir ? Le risque était d’en faire une ‘entreprise musée’, arc-boutée sur une ‘culture d’entreprise’ forte, mais paralysante, riche d’histoire mais stérile pour l’avenir. Nombre de cadres de la CFAO éprouvent des états d’âme au milieu des années 1990 : l’avenir de la compagnie au sein du groupe PPR semble incertain, on redoute une ‘vente par appartements’ des actifs dans chaque pays, ou le repli sur les quelques entités les plus solides voire rentables. La presse économique susurre même que le groupe PPR ne conserverait la CFAO que pour soutenir la stratégie géopolitique de la France en Afrique, pour épauler les intérêts français face aux intérêts nord-américains ou japonais. « Au sein du groupe PPR, on était des losers. On a un peu temporisé entre le groupe Pinault et la CFAO. Il y a eu un rejet au sein de la société. Il y a même eu un groupe d’expatriés africains qui a esquissé l’idée de racheter la CFAO à F. Pinault (un dirigeant). »De multiples questions se posent aux dirigeants de la CFAO au milieu des années 1990. Il est vrai que le destin d’une société commerciale active en Afrique semble aléatoire puisque ce continent ne pèse que 3 % environ du commerce mondial dans les années 1990 : comment envisager d’assumer ce qui constitue la substance de la vocation d’une entreprise, la croissance du chiffre d’affaires, sur un continent aux perspectives d’expansion aussi limitée ? Comment gagner de l’argent dans des économies aussi fragmentaires ? Ne faut-il pas enrichir les savoir-faire et les renouveler ? diversifier le ‘portefeuille d’activités stratégiques’, dénicher de nouveaux métiers afin de consolider l’appareil commercial et les parts de marché ? Plus fortement encore, comment assurer la relève générationnelle au sein de la CFAO, le remplacement de toute la strate entrée dans l’entreprise dans les années 1940/1950, qui part peu à peu à la retraite dans les années 1980/1990, par une nouvelle strate de cadres, expatriés ou non ? La CFAO peut-elle redevenir un pôle d’attraction pour des jeunes diplômés, absorber du ‘sang neuf’ et donc s’assurer sa propre vitalité à terme ? Enfin, comment faire face à tant de contraintes bridant l’activité en Afrique tout en satisfaisant aux critères de gestion du groupe PPR et de toute entreprise envisageant un avenir sain ? Ne faut-il pas mettre au point une nouvelle culture managériale au sein de la CFAO, définir de nouvelles règles de gestion permettant de ‘moderniser’ l’entreprise ?
E. « Les contraintes géographiques fortes » : des contraintes propres à l’Afrique ?
Cependant, ce recentrage sur l’Afrique se heurte à de nombreux obstacles : la CFAO travaille dans un environnement difficile, ce que, dans les années 1990, elle appelle couramment des « contraintes géographique fortes ». « C’est une zone à risques. Risques politiques, risques économiques de dévaluation du franc CFA, risques de paupérisation[18] », note-t-elle en 1992.Les tensions politico-militaires en sont l’expression la plus aiguë : certains pays sont agités de troubles qui nuisent à la sérénité nécessaire aux affaires. Des guerres civiles ou de rudes affrontements agitent, entre autres, le Mali (l’usine de montage de vélos IMACY, filiale de la CFAO, est détruite en 1991 lors de combats à Bamako), le Tchad en 1992, la République centrafricaine (les installations de la CFAO subissent des destructions et des vols, en 1996/1997), la Sierra Leone – où la CFAO n’était que faiblement implantée – en 1997-1999, le Liberia[19], le Congo. Dans ce pays, les installations de la CFAO sont complètement ravagées en 1997, la CFAO y suspend ses activités pendant sept mois et elle y subit un manque à gagner et des pertes[20] importantes : « L’une de nos brasseries a été détruite. CFAO Brazzaville a rouvert ses portes en mai 1998 après sa reconstruction. La CFAO est la seule société d’envergure à avoir rouvert ; il y a eu une inauguration par le président Sassou Nguesso (indique un dirigeant de la CFAO). »
Le flou du droit et des pratiques commerciales qui caractérise l’économie africaine perturbe la clarté des affaires – malgré l’émergence d’un courant favorable à la diffusion de ‘l’Etat de droit’ (pour le droit des affaires) par le biais des négociations de l’Ohada en 1993-1998 ; le changement fréquent des ‘règles du jeu’ porte préjudice à la sérénité du grand commerce. L’économie grise’ maintient son emprise : échanges transfrontaliers ‘en fraude’ qui absorbent des parts de marché substantielles (par exemple la revente comme ‘véhicules d’occasion’ de véhicules importés neufs en Côte-d’Ivoire et juste transférés au Mali), circulation ‘souple’ des produits textiles le long de la Côte, agressivité de réseaux parallèles d’importation de véhicules et de pièces de rechange, dont les débouchés sont les ‘ateliers mobiles’ des autochtones, guère respectueux des règles officielles, etc.
Des difficultés de transferts de fonds surgissent ici et là ; la solidité du système bancaire est parfois ébranlée, comme au Bénin : le groupe CFAO doit abandonner ses activités dans ce pays en 1989 en raison de la faillite des banques qui y éclate. Les aléas du naira nigérian (dévaluation en 1986 et en 1990 ; double cours du naira, intérieur et extérieur, etc.) accentuent les tensions dans un pays qui constitue un gros débouché pour la CFAO. Mais elle réussit à anticiper la dévaluation du franc CFA[21] : son stock de francs CFA est fortement comprimé plusieurs mois auparavant, ce qui réduit pour elle les effets comptables[22] de la dévaluation de 50 % de janvier 1994. Pourtant, son chiffre d’affaires chute de 20,2 % en 1994 en variation réelle (de 24,8 % en tenant compte de la sortie de certaines entités du groupe), alors que, à taux de change constant, il progresse de 3,8 %.
Les contraintes humaines doivent être soulignées : le resserrement du dispositif commercial et les nécessités d’améliorer la gestion courante aboutissent à un freinage du mouvement d’africanisation du personnel supérieur dans les filiales africaines. La priorité va à une efficacité gestionnaire immédiate : on ne peut effectuer des choix drastiques (fermeture de telle ou telle entité, de telle ou telle activité, assainissement managérial ici et là) avec rigueur si trop de compromis doivent être trouvés avec les exigences politiques, sociologiques (ou ethniques même) du pays de la filiale ; seuls, en fait, pendant quelques années, des expatriés peuvent imposer de telles mesures en répondant aux impératifs de la société mère. C’est qu’une contrainte ultime s’impose partout : la nécessité de préserver des relations confiantes entre la CFAO et les autorités de chaque pays, de veiller au respect des sensibilités nationales, de ne pas froisser les responsables, alors même que surgit parfois une tendance à leur crispation pour des raisons diverses (tensions politiques internes, pressions d’autorités internationales, etc.). Avec bien plus de force qu’en France, l’action d’une entreprise en Afrique noire doit préserver les réseaux relationnels précieux qui se sont tissés au fil des ans[23].
Le grand commerce en Afrique continue à pâtir de graves difficultés logistiques. Nombre de pays souffrent de leur enclavement, de leur dépendance par rapport à des voies navigables incertaines, de la mauvaise qualité (et parfois de l’insécurité) des pistes et routes. Ainsi, la CFAO de Centrafrique doit sans cesse tenir compte des retards et autres impondérables (vols, accidents) sur les 2 000 km qui la relient à la mer, par voie d’eau (barges sur l’Oubangui) ou par route. Le ‘juste à temps’ propre à l’Europe n’est guère applicable à l’Afrique ! D’autre part, la gestion des stocks doit s’exercer avec une vigilance sévère, afin d’éviter les aléas dus au ‘coulage’ ou à des prélèvements indus : « On met plus de soin [que dans d’autres sociétés) à la gestion des stocks : chez nous, il n’y a jamais de stocks sans lien avec la responsabilité d’une personne physique, comme le responsable des magasins et des entrepôts. Il y a un magasinier qui a la responsabilité des stocks, il n’y a que lui qui a la clé, il doit vérifier les sorties une à une (un dirigeant). »
Le marché africain reste déterminé par des précarités multiples, dû au niveau de vie moyen. La stratification sociale fortement inégalitaire, le manque de classes moyennes, l’abondance des couches sociales aux conditions de vie précaires, les aléas des cours des productions locales et les effets massifs de la dévaluation du franc CFA (qui a abaissé le pouvoir d’achat sur toute la Côte), expliquent le manque d’envergure et d’homogénéité du marché, contrairement à l’Europe occidentale. Au-delà des institutions et des entreprises, les débouchés de la CFAO restent cantonnés dans les couches sociales aisées et moyennes-supérieures, ce qui bride son expansion. Mais « la CFAO est capable de naviguer dans un environnement de pays pauvres. Il y a 250 millions d’habitants en Afrique occidentale dont 120 au Nigeria. Même s’ils ne sont pas riches, ils consomment, ils s’habillent, ils se transportent (beaucoup plus qu’ailleurs, faute de transports en commun). Même si l’Afrique manque de classes moyennes, contrairement à l’Inde, les besoins des populations sont importants. Le problème n’est pas que le pays soit pauvre, c’est de fournir aux gens ce dont ils ont besoin au meilleur prix. C’est un travail de commerçant et de logisticien, c’est le savoir-faire de la CFAO […]. Il n’y a peut-être pas de classes moyennes, mais il y a un monde paysan classique, basique, qui vit des revenus de la terre et dont l’évolution des revenus stimule le commerce : achats de véhicules, de pneus, de pièces détachées, de frigos, de textiles (un dirigeant). » Néanmoins, globalement, la réserve de pouvoir d’achat et la propension à consommer manquent d’élasticité : livrée pour ainsi dire à ses seules forces, la Côte-d’Ivoire achète par exemple 6 500 voitures par an à la fin des années 1990 alors qu’un DOM comme La Réunion, bénéficiaire de flux d’argent métropolitain, en acquiert 25 000 pour une population vingt fois moindre !
La CFAO a dû enrichir et renouveler ses savoir-faire commerciaux et gestionnaires tout en tenant compte de ces fortes contraintes : faire du négoce en Afrique noire conserve ainsi des spécificités évidentes, ce qui donne toute sa valeur à la réputation de la CFAO de ‘spécialiste du négoce en Afrique’, identifiée à un pan de sa culture d’entreprise.
3. La contre-offensive de la CFAO en Afrique
Sur ces bases, la CFAO est repartie à la conquête de l’Afrique, afin de consolider ce qui devient la première firme européenne de négoce en Afrique – si l’on considère l’activité de ‘grand commerce à l’importation, donc sans prendre en compte les firmes qui animent le négoce des denrées et matériaux à l’exportation.
A. L’expansion du chiffre d’affaires africain
En 1992 encore, l’Afrique ne pèse que 56 % dans le chiffre d’affaires de la nouvelle CFAO : 24 % en Afrique occidentale (sans le Nigeria), 12 % au Nigeria et 20 % en Afrique centrale. Pourtant, la stratégie du groupe PPR et de la CFAO privilégie l’expansion des activités en Afrique. Des débouchés doivent y être élargis, au sein des classes supérieures et moyennes, au sein des institutions et des entreprises. Nombre de pays bénéficient de disponibilités procurées soit par une économie interne qui progresse (comme dans plusieurs pays sahéliens, qui connaissent la croissance vaille que vaille, quelle que soit la modestie de leur PNB global), soit par des exportations qui sont prospères telle ou telle année, que la production soit bonne ou que les cours s’élèvent. La dévaluation du franc CFA elle-même a contribué à stimuler la relance de l’économie en rendant plusieurs productions plus compétitives face à l’Asie ; l’augmentation du dollar depuis 1997, la hausse des cours des denrées à la fin des années 1990, contribuent à étoffer l’expansion : ainsi, les ventes de matériel forestier bondissent grâce aux fortes ventes de bois effectuées par les pays du golfe de Guinée ; les ventes de camions légers et de minibus également, en Côte-d’Ivoire, qui bénéficie du prix des denrées.Déshabillée de ses activités européennes, la CFAO réussit à se tisser de nouvelles activités africaines : après s’être effrité d’un milliard de francs entre 1992 et 1994 (en particulier à cause de la dévaluation du franc CFA), son chiffre d’affaires s’accroît de 3,5 milliards de francs en 1994 à 6,2 milliards en 1996, et l’objectif de la dizaine de milliards de francs est fixé pour l’an 2000 ! En une « nouvelle étape du développement », la CFAO s’impose des buts ambitieux pour le tournant du siècle. En tout cas, elle gagne son pari : recentrée sur l’Afrique, elle parvient à y développer son chiffre d’affaires et à y obtenir des bénéfices (d’exploitation[24]) eux aussi en essor.
chiffre d'affaires consolidé | chiffre d’affaires[25] ‘géré’ | résultat d’exploitation | |
1992 | 4 697 | 5 386 | |
1993 | 4 442 | 5 107 | 299 |
1994 | 3 544 | 4 109 | 297 |
1995 | 4 492 | 5 029 | 348 |
1996 | 6 252 | 6 870 | 511 |
1997 | 6 506 | 7 135 | 574 |
1998 | 6 957 | 7 676 | 641 |
B. La diversification des implantations et des activités
Les explications à cette croissance sont multiples. Elles sont d’abord à trouver quantitativement dans une diversification des implantations et des activités en Afrique même.
a. La reprise de la SCOA
Une occasion exceptionnelle est fournie de renforcer les bases de la CFAO en Afrique quand la SCOA atteint l’étape finale de son histoire… En effet, cette vieille rivale de la CFAO, créée en 1904, rencontre d’énormes difficultés financières depuis le milieu des années 1970. Le groupe Paribas, qui le contrôle, lui impose un démantèlement progressif. Or la CFAO récupère d’abord quelques actifs dispersés : en décembre 1994, elle lui achète des concessions de distribution automobile en Afrique centrale (Cameroun, Gabon) et au Niger (avec les marques Peugeot, Suzuki et Renault-VI), mais aussi à Madagascar (avec les marques Peugeot, Suzuki, Mitsubishi), ainsi que sa division Matériels industriels, agricoles (Massey-Ferguson) et forestiers (Timberjack) au Cameroun – ce qui procure à la CFAO environ 225 millions de francs de chiffre d’affaires supplémentaire. Dans un second temps, en 1996, la CFAO reprend la société SCOA elle-même, avec ce qui reste de son portefeuille d’activités. La fusion entre les deux firmes a lieu le 22 septembre 1997 : la SCOA ne fêtera jamais son centenaire ! La CFAO fait par la suite l’acquisition de sociétés elles aussi issues de la SCOA, par exemple au Tchad en 1999 (par le biais des concessions Peugeot et Renault-VI qu’y détenait la SOCOA, propriété d’un opérateur local). L’intégration progressive des diverses entités de la SCOA s’effectue sans aléas : « Les dirigeants de la SCOA étaient des anciens d’Afrique, qui connaissaient l’Afrique, qui pensaient comme nous. Le développement suppose qu’on ait confiance dans le management (un dirigeant). »
b. Un maillage plus fin des implantations commerciales
Au-delà de cette absorption spectaculaire par sa dimension historique, le dispositif commercial de la CFAO est renforcé par de nombreuses opérations de taille modeste, mais efficaces, comme la reprise des affaires automobiles Optorg au Sénégal et au Mali.
La densification des implantations
De multiples occasions s’offrent à la CFAO de reprendre des concessions ou des représentations de marque dans des pays où leur détenteur souhaite alléger ses actifs ou est en proie à de graves difficultés, voire disparaît. La filière Automobile est privilégiée pour ces rachats : au Gabon, avec l’achat de la société Somemaga, de la société Hatton & Cookson, issue du groupe CNF ; au Mali, avec la reprise de Peugeot à Optorg et Suzuki à un distributeur local en crise ; au Nigeria avec les concessions Peugoet et Mitsubishi. La filière Cycles est elle aussi élargie, par exemple en Centrafrique avec l’achat en 1988 de la société Sepia. Même le Sénégal, pourtant fortement secoué par la crise dans les années 1980, voit la CFAO revenir à Saint-Louis, avec l’ouverture d’une agence (matériel agricole, moteurs de hors-bord).
Le retour ou l’installation dans certains pays
La CFAO profite de certaines occasions pour découvrir ou redécouvrir certains pays. Elle revient au Bénin en 1996 (après sept ans d’absence) en y acquérant Sobepat, qui y distribue Toyota et Citroën. Elle décide de s’implanter en Guinée équatoriale en 1997 en y créant la filiale Segami (distribution automobile, matériel industriel et bureautique). Le Tchad s’ouvre à elle non seulement par le biais de la récupération d’ex-entités de la SCOA en 1998, mais aussi par la prise de contrôle, en liaison avec Heineken, des Brasseries du Logone, en 1995. L’absorption de la SCOA fait indirectement revenir la CFAO en Guinée en 1996, puisqu’elle y récupère la filiale du grossiste en produits pharmaceutiques Eurapharma ; « mais la Guinée reste un marché difficile, car le pays n’a pas viré sa cuti ; il n’y a pas de réel appareil d’Etat (douanes, finances), le pays ne fonctionne pas (un dirigeant de la compagnie). »
Au large de l’Afrique orientale
La nouveauté réside dans le déploiement d’une stratégie vigoureuse dans l’aire de l’Océan Indien. Elle était déjà présente à La Réunion depuis l’achat de la Compagnie marseillaise de Madagascar, créée en 1898 et active à La Réunion depuis 1922 (distribution de Toyota, du matériel de bureau Sharp, etc.). Par le biais de la reprise de la SCOA, elle récupère sur la Grande Ile les activités entretenues par la Compagnie lyonnaise de Madagascar. Par le biais de la filiale Sicam, elle y perce pour la distribution automobile, mais aussi l’importation de matériel de B.T.P., de matériels industriels et agricoles (Case, Linde, Fenwick, Fiat, Hitachi, via Socimex). En 1997, elle installe son enseigne sur l’Ile Maurice en créant IMC, une société de distribution automobile, en partenariat avec un opérateur local.
c. Les bases africaines du développement
Le Tchad, le Bénin, la Guinée portugaise, Madagascar, Maurice, rejoignent ainsi le réseau commercial africain, tandis qu’un puissant mouvement de croissance interne anime l’ensemble de celui-ci. Présente en 1992 dans 14 pays africains, la CFAO œuvre en 1998 dans 21 pays africains ! Cela permet d’écrêter mieux encore les fluctuations conjoncturelles qui touchent telle ou telle zone grâce à la compensation entre chaque pays : ainsi, en 1996, les difficultés vécues par les filiales au Nigeria et en Centrafrique ont été compensées par la bonne santé de celles actives en Côte-d’Ivoire, au Mali, au Burkina Faso et au Cameroun.
Répartition géographique en Afrique du chiffre d’affaires de la CFAO |
| |||
1993 | 1994 | 1998 | ||
Afrique occidentale anglophone | 18 % | 16 % | 12 % | |
Afrique occidentale francophone | 30 % | |||
Afrique centrale | 29 % | |||
Afrique occidentale et centrale francophone | 60 % | 50 % | 59 % | |
DOM-TOM (dont La Réunion, Madagascar, Maurice) | 12 | 17 % | 26 % | |
Parallèlement, une stratégie d’intervention indirecte dans l’ensemble des pays d’Afrique noire est définie en 1993 et développée avec intensité à partir de 1998 : elle permet à l’entreprise de vendre dans des pays où elle n’est pas installée et de s’initier à leur économie. En effet, on monte, au sein de la grande centrale d’achats du groupe, la SFCE, un département chargé de répondre systématiquement aux appels d’offre des organismes internationaux actifs en Afrique (Banque mondiale, etc.), pour des commandes de matériels, (automobiles notamment, matériels industriels, matériel scolaire, pièces détachées, etc.)[27]. Cela permet à la CFAO d’obtenir des marchés ‘off shore’, en relais le plus souvent des entreprises qui contractent les accords de fourniture ; ces débouchés sont situés en fait dans tel ou tel pays africain, par exemple la Tanzanie, le Kenya ou l’Ouganda, où la compagnie peut ainsi pénétrer sans dispositif commercial sur pl ace. De façon exceptionnelle, enfin, le groupe peut intervenir en fournisseur auprès de consortiums qui gèrent de ‘grands projets’ : c’est le cas pour un vaste programme de construction d’un complexe de liquéfaction de gaz naturel à Bonny, au Nigeria (avec le consortium TSKJ[28]) – en attendant les perspectives ouvertes au Tchad par le projet d’oléoduc Doba-Kribi.
Des réflexions s’esquissent sur le retour de la CFAO sur le métier de négoce de ‘produits’, de denrées tropicales… La société s’insérerait dans cette activité qu’elle avait abandonnée au début des années 1960, afin de contribuer à stimuler l’expansion de l’économie locale et ainsi d’élargir à terme ses débouchés. Mais cela requiert une initiation à des savoir-faire délicats, à la maîtrise des risques qu’elle dégage, ainsi que la mobilisation de fonds abondants, car cette activité est hautement consommatrice en capitaux flottants. La filière du manioc en Côte-d’Ivoire, celle de la torréfaction du café au Cameroun, celle du caoutchouc en Côte-d’Ivoire et au Ghana, du bois ou des produits de la mer sont ainsi prospectées, avec une mise en œuvre de certains projets à partir de 1998/1999 et un objectif de 700 millions de francs de chiffre d’affaires à terme.
d. La CFAO hors d’Afrique noire ?
Le dynamisme conquérant du groupe PPR peut-il se contenter de se déploiement de la CFAO en Afrique noire et sur ses marges de l’Océan Indien ? On note ainsi en 1999 que le P.I.B. africain ne pèse que 35 % du P.I.B. français et que les pays où la CFAO est présente ne représentent qu’un cinquième de ce P.I.B. africain, ce qui semble condamner la société à un plafonnement certain si elle n’élargit pas les bases géographiques de son action. La ‘logique de duplication’ est à nouveau testée, qui consiste à transférer sur de nouveaux territoires les savoir-faire constitués en Afrique noire. L’idée est d’accélérer l’expansion de la companie, jugée parfois trop modérée encore : « Ce n’est pas en acquérant de nouvelles cartes automobiles ou en ajoutant un Electro-Hall [une entité de distribution de matériel électrique et bureautique] ici et là que nous passerons à 10 milliards de chiffre d’affaires à l’aube de l’an 2000[29] », indique même le magazine du groupe, en reflet de débats qui se nouent en son sein puisqu’on peut craindre qu’une trop vive croissance hors du champ d’activité traditionnelle ne débouche sur des déboires causés par un éloignement par rapport aux savoir-faire classiques.
Toutefois, les contacts pris en Pologne en 1992 ou au Vietnam en 1996 prouvent vite l’inadéquation entre la culture d’entreprise de la CFAO et ces pays. Par contre, deux filières de diversification géographique se déploient hors d’Afrique noire : depuis 1992 prend corps une stratégie qui vise à mettre en valeur l’habitude de la société à gérer des filiales dans des pays moins développés dans l’ensemble des DOM-TOM français. Outre son installation à La Réunion, la CFAO s’établit en effet en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Une direction ‘DOM-TOM-Océan Indien[30]’ est constituée en septembre 1993 et, avec La Réunion, son chiffre d’affaires global atteint les 700 millions de francs à la fin des années 1990, soit un gros dixième du chiffre d’affaires de la CFAO.
Un projet de déploiement est envisagé en Afrique du Nord, contrée qui offre de vastes perspectives commerciales en raison de la taille de la population et de son niveau de vie relativement plus élevé qu’en Afrique noire[31]. La CFAO est modestement présente en Egypte où, depuis 1974, elle détient le tiers d’une société fabriquant et distribuant les stylos Bic. Une activité Cycles est ainsi acquise au Maroc[32] en 1995, en une sorte de tête de pont. Mais il ne semble pas que, d’ici la fin du siècle, ces tentatives puissent bouleverser la vocation avec laquelle la CFAO a renoué en 1990/1992 : le négoce en Afrique noire. Il procure l’essentiel du chiffre d’affaires à la maison.
Chiffre d’affaires de la CFAO par zone géographique (en milliard de francs) | |||
Afrique occidentale | Afrique centrale | DOM-TOM (dont La Réunion) | |
1996 | 1,3 | 1,5 | 0,637 |
1998 | 1,7 | 1,9 | 0,797 |
Forte de ce maillage de filiales et d’implantations, la CFAO peut mobiliser ses savoir-faire historiques, classiques, de négociant afin de contredire les observateurs qui pensent que de telles maisons de négoce, issues des fameux ‘comptoirs français en Afrique’, sont condamnées par l’évolution économique – et d’ailleurs la CFAO n’en serait que l’ultime survivant ! Il est vrai qu’une question élémentaire surgit : tant de pays se passent de la présence d’une telle société de ‘grand commerce’ et se contentent d’une multiplicité de petites firmes de négoce qu’on peut se demander ce qui rend la CFAO ‘utile’, sinon ‘nécessaire’, dans la quinzaine de pays africains où elle est active ?
A. Identifier la spécificité du négociant CFAO
Pour éviter de devenir un ‘conservatoire’ ou un ‘musée’ du négoce français en Afrique noire, la CFAO doit profondément renouveler ses savoir-faire, voire repositionner ses métiers – en un aggiornamento qui s’inscrit d’ailleurs dans sa tradition historique puisqu’un tel renouvellement s’est déjà effectué à plusieurs reprises au cours de son évolution plus que centenaire…a. L’élagage du portefeuille d’activités africain
A l’évidence, la CFAO doit abandonner ou alléger plusieurs de ses activités traditionnelles, perdre du chiffre d’affaires, en un recentrage qui s’explique par le souci de privilégier des activités plus rentables ou de délaisser des activités de plus en plus assumées par des opérateurs locaux.La filière Cuirs & peaux (collecte de peaux au Burkina Faso et au Cameroun, tannerie de Kano, etc.) est ainsi cédée entièrement dès 1991. Dans tous les pays, la filière textile s’amenuise : les participations dans les sociétés industrielles locales sont cédées – et plusieurs usines textiles ont d’ailleurs fermé entre-temps en raison de la disparition du protectionnisme qui les avait longtemps protégées. La vente en gros et demi-gros des tissus a pratiquement cessé au sein du groupe, en aboutissement d’un mouvement de rupture avec un pan de l’histoire de la compagnie !
b. Des îlots de tradition
Par contre, la CFAO s’est concentrée sur la distribution de tissus de haut de gamme, marquée par de meilleures marges, sur la niche des tissus ‘wax’ (tissus imprimés de qualité). « Il y a des usines textiles qui assurent une partie importante des ventes : quatre ou cinq grosses usines (Ghana, Nigeria, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Bénin), car le coût du textile européen est devenu excessif en Angleterre et aux Pays-Bas, le wax est devenu un produit de luxe », ce qui explique sa fabrication en Afrique même : « Visco a racheté UAC Textiles, avec ses usines de production de wax au Ghana et en Côte-d’Ivoire, avec un wax de qualité supérieure, mais local. La distribution locale s’est ouverte aux produits locaux, sans plus de cartes d’importation exclusive, d’où la chute des ventes de la CFAO. Nos seules activités textiles sont en Côte-d’Ivoire et au Bénin, un peu au Niger et au Togo. L’activité Qualitex [l’entité Textiles du groupe] s’est amenuisée. La CFAO reste animatrice de la création des dessins de mode. Mais son rôle ne se justifiait plus à cause de la perte de valeur ajoutée. Il n’y a plus de centrale d’achats textiles en Europe (un dirigeant). »
Un débat clé a concerné la distribution, classique elle aussi, des ‘marchandises générales’, aussi vieille que la CFAO ! A l’évidence, cette activité est condamnée par l’évolution de l’économie commerciale africaine. « Dans les biens de consommation, il reste deux supermarchés, au Ghana, un supermarché au Congo et quelques Ecocash [des magasins de cash & carry pour les commerçants locaux] (Centrafrique, Bénin) (un dirigeant). » Pourtant, la distribution de biens de consommation courante est maintenue par certaines filiales qui, comme en République centrafricaine et au Congo, conservent une activité General Import (marchandises générales et matériaux de construction ; au Nigeria, 17 agences de la CFAO traitent encore la distribution en gros de biens de consommation et restent rentables.
La faiblesse relative des circuits de distribution ‘modernes’ et l’enclavement des territoires, qui impose le recours à des circuits d’importation relativement élaborés, laissent quelques occasions à la CFAO de rester sur ces marchés. Ce modeste gain de chiffre d’affaires permet d’ailleurs aux filiales de mieux amortir leur dispositif commercial (et humain) sur des territoires où son entretien reste fort coûteux. C’est donc non un ‘cœur de cible’, mais un complément, au coup par coup, source non de profits, en soi modestes, mais d’un renforcement indirect de la profitabilité globale des filiales, puisque du chiffre d’affaires et des profits sont apportés à des charges fixes qui n’ont guère à être augmentées pour assumer ces activités. « Chaque pays étant un petit marché, l’organisation CFAO permet de rentabiliser la vente de produits dans les secteurs en déclin, grâce à l’organisation de vente, de stock, de logistique. Ces activités General Import n’ont de sens qu’en annexe de l’organisation de base, avec un coût marginal modeste (un dirigeant). »
La distribution alimentaire reste inscrite dans la stratégie du groupe. La CFAO garde sa filière vinaire, la distribution par l’entité COVIMO de vin de grande consommation importé (d’Espagne à 90 %) par ‘pinardier’ en Afrique, puis mis en bouteille par la société au Congo seule et, en association avec le concurrent mais partenaire Castelvin, au Gabon, en Côte-d’Ivoire et au Sénégal[33]. De même, en complément classique avec cette activité vinicole, la CFAO conserve la distribution de bière et, en amont, le contrôle sur place de brasseries, au Congo et au Tchad. Certes, le groupe BSN-Danone s’est retiré de l’association ancienne qui les unissait au Congo (dans SCBK) ; mais la CFAO a trouvé un accord avec l’entreprise hollandaise Heineken pour une collaboration paritaire : Heineken reprend ces 50 % et apporte sa propre usine, au sein de la société alors créée, Les Brasseries du Congo (BDC), en 1994/1995 ; les deux usines sont gérées par la CFAO, avec l’assistance technique du brasseur. Après la destruction de l’ex-usine CFAO-SCBK durant la guerre civile en 1997, la production de bière et de boissons gazeuses est concentrée sur une seule usine, celle apportée par Heineken dans l’association.
B. Une société de commerce : bien vendre
Cependant, ces activités traditionnelles ne peuvent à elles seules entraîner l’expansion de la CFAO. Dans les années 1990, celle-ci explicite à nouveau sa stratégie de déploiement commercial autour d’activités à fort potentiel de croissance et de rentabilité.a. Des métiers de spécialités
Les métiers clés de la CFAO rassemblent des activités où, généralement, l’efficacité des commerçants locaux indépendants plafonne car elles supposent la mobilisation, loin en amont, de ressources en relations, en logistique, en techniques d’achat que seule une grande entreprise peut mettre en œuvre. En aval, elles s’appuient sur des prestations de service à la vente et surtout dans l’après-vente qui requièrent un potentiel technique et, là aussi, logistique, solide : mise en place des matériels, services après-vente et maintenance, entretien de stocks de pièces de rechange, etc. En 1992, près de 18 % du chiffre d’affaires de l’activité Automobile du groupe sont procurés par la vente des seules pièces détachées. « Nos métiers traditionnels sont des métiers techniques, des métiers de spécialités, où les hommes de la CFAO offrent un service que les commerçants ‘à l’emporte pièce’ n’offriront jamais[34]. » « Le ‘label CFAO’ est un plus en Afrique (un témoin). »
Dans des contrées où la durée d’utilisation des équipements et des véhicules est longue, en raison d’un pouvoir d’achat modéré, le rôle des magasins de pièces détachées et des ateliers de maintenance s’avère encore plus essentiel qu’en Europe, plus déterminant même si l’on tient compte des délais d’approvisionnement. Le capital technique des équipes CFAO est également décisif : près des deux tiers du chiffre d’affaires de la branche Ascenseurs et Téléphone, par exemple, sont procurés par des contrats d’entretien. Les branches clés de la CFAO sont de plus en plus caractérisées par une valeur ajoutée élevée : au grand commerce de masse a succédé un grand commerce de haut contenu technique et de forte valeur ajoutée.
On comprend l’ampleur de l’investissement consenti en faveur de la formation de techniciens africains. Les filiales forment et recyclent sans cesse leur personnel aux métiers techniques, notamment dans ses garages et ses ateliers de montage. Le centre de formation (training centre) du Nigeria, créé en 1982, est l’un des pôles clés de la société (avec 300 stagiaires chaque année). Selon le même principe, un grand centre de formation continue est monté en Côte-d’Ivoire en 1999. La compagnie va même jusqu’à former des professionnels indépendants qui, dans leur boutique ou garage, réparent le matériel vendu par la CFAO, comme les cycles. Enfin, au Cameroun, en association avec Toyota, elle vient de se doter d’un centre de formation pour couvrir toute l’Afrique francophone, du Maroc à Madagascar.
Plus en amont, le capital humain de la CFAO comprend une large strate de cadres autochtones (près de 400 en 1993, dont plus des 2/5 au Nigeria), qui constituent les 7/10 des effectifs des cadres de la compagnie en Afrique. Les 2/5 sont des cadres de vente, un quart des responsables techniques, 1/5 des responsables de comptabilité et de finance, le dernier cinquième s’occupant d’affaires administratives et juridiques. Une petite moitié oeuvrent au niveau de chef de service, un tiers comme ‘assistant’ (cadre moyen) et un dixième occupent un poste de direction.
b. Le capital de renommée
Le nom de ‘CFAO’ peut ainsi retrouver l’image de marque qui s’appliquait jadis aux factoreries de la ‘traite’ classique – l’époque où prononcer le nom de la CFAO ou, parfois aussi, de « la FAO » suffisait à garantir la qualité des biens ou services fournis par les comptoirs… Loin de se trouver bannie comme représentant d’un passé révolu, l’enseigne CFAO ou, quand elle s’efface derrière l’enseigne des marques d’automobiles, la renommée de la compagnie retrouve son rôle de levier psychologique pour stimuler la confiance de la clientèle, privée ou publique. D’autre part, pour ces activités à contenu technique certain, la concurrence des forces commerciales locales est moins vigoureuse, ce qui permet d’obtenir un taux de marge satisfaisant pour le résultat d’exploitation des filiales et de la société mère.
La réputation de la CFAO a été encore enrichie ou renouvelée depuis le centenaire. Les grands groupes industriels lui confient la distribution de leurs matériels et de leur marque car ils veulent profiter de cette réputation auprès de la clientèle et des prestations de commerce, de mise en œuvre initiale et de maintenance, de service après-vente : « Nous avons des représentations de tout premier plan, les grands industriels mondiaux passent par nous[35]. » La place de l’Afrique est minuscule dans la vie de ces groupes internationaux : Peugeot ne vend que 2 000 à 3 000 véhicules par le biais de la CFAO en Afrique centrale et occidentale, Toyota 5 000 (sur les 5 millions qu’elle vend dans le monde) ! Mais toute marque désire être présente sur tous les continents et dans tous les pays, afin d’entretenir son image de marque de puissance globale. Néanmoins, même sur des micro-marchés, elle ne souhaite pas que son image de marque commerciale soit bradée ou risque d’être dégradée, par exemple pour le service après-vente. Passer par une firme comme la CFAO, dont le ‘professionnalisme’ est reconnu, permet de répondre à ces exigences de qualité tout en transférant un maximum de coûts et de risques à ce partenaire commercial. « Même si ces marchés sont pour eux marginaux, les groupes sont désireux de faire respecter leur image de marque. Ainsi, Otis doit être présent sur tous ces marchés, par exemple dans les hôtels car il est présent dans les hôtels à travers le monde, mais y être reconnu là aussi pour sa qualité (un dirigeant). » « Les sociétés n’admettent pas que le niveau de représentation de leur marque soit inférieur au standard mondial (un dirigeant). »
La solidité même de la CFAO constitue un gage de solvabilité pour les groupes industriels. Certes, dans la plupart des pays, oeuvrent des sociétés de ‘grand commerce’ locales relativement puissantes ; en accumulant plusieurs métiers en une palette plus large qu’à la CFAO, ils obtiennent un chiffre d’affaires imposant, souvent plus important que celui de la CFAO dans le pays. Mais nombre d’entre elles manquent de reins solides et sont de temps à autre balayées par une crise financière ; les fournisseurs se retrouvent ‘collés’ avec des créances abondantes, et doivent, comme on dit dans la profession, ‘pleurer leur argent’ car, « en Afrique, le problème n’est pas de vendre, mais d’encaisser les factures (un dirigeant) ». « L’indépendant n’a pas les moyens que nous avons pour arrimer une carte (un dirigeant) » : a contrario, la CFAO constitue pour nombre de groupes un gage de solvabilité et de pérennité. « La CFAO garde tout son rôle de collecteur d’argent pour le compte de grands groupes sur de micro-marchés. Elle place sa solvabilité au premier rang vis-à-vis des grands groupes. C’est une valeur essentielle (un dirigeant). » Elle garantit à ses partenaires la pérennité de ses dirigeants, de ses entités, et un payement rapide, par rapport aux « petites entreprises familiales locales où rien n’est transparent » et qui entretiennent parfois « une mosaïque de business différents, dont aucun n’est fait proprement » (un dirigeant).
En recourant aux services de la CFAO, les industriels font l’économie de l’investissement énorme qui leur serait nécessaire pour assimiler tous les talents permettant d’intervenir efficacement dans ces pays africains ‘à contraintes géographiques fortes’ : ils préfèrent mobiliser les compétences de la CFAO. Mais les firmes doivent admettre d’être représentés par un groupe multicartes : Notre force, sur ces micro-marchés, c’est d’avoir amalgamé des fournisseurs pour mettre des moyens sur place, qui vivent grâce à plusieurs cartes. On arrive à amalgamer sur ces micro-marchés une force suffisante pour faire vivre ces cartes, qui ne pourraient pas vivre de façon autonome (un dirigeant). » Le partage des charges fixes (locaux, personnel, expatrié ou non, logistique) est source de marges additionnelles. L’utilité de la CFAO est donc revitalisée par une insertion encore plus nette sur ces métiers à fort contenu commercial et technique, ce qui consacre donc sa fonction de négoce.
Cependant, elle a dû renouveler ses savoir-faire commerciaux pour les dresser au niveau des exigences des groupes industriels, désireux de passer par un appareil de distribution bien ‘positionné’. Les réseaux de distribution automobile, notamment, bénéficient, dans les années 1990, d’investissements importants pour moderniser leurs installations de vente, avec parfois un regroupement dans des locaux neufs (comme au Burkina Faso en 1992 avec un grand garage) ou rénovés (comme pour la distribution automobile au Gabon, avec le transfert en banlieue de Libreville, en 1994/1995 ; ou au Sénégal, avec le transfert en 1996 de toute l’activité Automobile dans les locaux rénovés du garage Africauto (Peugeot) que la CFAO a acheté à Optorg[36].
Des investissements ‘immatériels’ sont également déployés pour étoffer et former les équipes de vente aux techniques de vente, de marketing, etc. A la fin des années 1990, des séminaires réunissent par exemple les vendeurs Toyota à l’échelle d’un ensemble de pays africains, afin d’harmoniser leurs méthodes ; et, à partir de 1999, une filiale camerounaise de la CFAO, la CAMI, abrite un centre de formation permanent destiné à l’ensemble des importateurs Toyota de toute la zone d’Afrique francophone. Par grande branche d’activité (au niveau de la distribution des équipements spécialisés : Tecmat, ElectroHall, Liftel, notamment), des ‘conventions’ réunissent régulièrement des cadres à partir des années 1998/1999, autour de la direction du marketing pour affiner les méthodes de marketing opérationnel. Ces indices confirment que la qualité commerciale de la firme de négoce n’est plus un acquis valable sur quelques lustres ; elle doit être ragaillardie sans cesse, à l’image de ce qui se passe en Europe.
A l’évidence, la CFAO tire parti de ce positionnement sur des savoir-faire techniques élevés, sur des métiers à bonne valeur ajoutée et de sa renommée pour entretenir son résultat d’exploitation. Tournée vers des clientèles relativement aisées ou constituées par des institutions ou des entreprises, elle s’appuie sur des segments solvables de l’économie africaine, qui sont prêts à accepter des conditions de vente plus élevées en échange de prestations de services de qualité. « Le prix des voitures est très élevé en Afrique. Il y a une clientèle aisée qui a besoin de voir dans le concept de distribution qu’on leur propose une image valorisante qui lui renvoie sa propre image [de réussite sociale] (un dirigeant). » Cela explique la possibilité ouverte à la CFAO de multiplier la distribution de produits lui procurant des marges satisfaisantes. Loin d’être un simple ‘vendeur’, elle remonte fort en amont dans la chaîne commerciale en assumant des responsabilités importantes déléguées par les industriels (fonction marketing, gestion de l’image commerciale[37], maintenance, gestion des stocks de pièces détachées, etc.), et elle consolide par conséquent la totalité de la ‘marge de distribution’.
c. Les cinq métiers clés dans les spécialités techniques à la fin du siècle
Tandis que les activités Textiles et Biens de consommation courante se replient et que l’activité Boissons garde ses atouts, l’expansion de la CFAO s’appuie sur des métiers plus techniques, grâce à ces savoir-faire profondément remodelés. Le socle de son déploiement commercial de la CFAO repose sur six métiers de spécialités :
- La distribution et l’entretien d’équipements de base : matériels de bureau (Sharp) ; ascenseurs (Otis, avec le premier rang en Afrique noire[38]) ; matériel téléphonique (avec les cartes Motorola et Lucent) (centraux d’entreprise ou d’institution, installations de radio-communication, à partir de 1993/1994 au Togo, au Cameroun, au Sénégal, au Gabon et en Côte-d’Ivoire) ; matériel de climatisation – sous l’égide de l’entité Electro-Hall-Liftel. Au sein de cet ensemble, l’activité ElectroHall proprement dite connaît quelques aléas, notamment pour la bureautique, en raison de l’essor du ‘commerce parallèle’.
- La filière Deux roues : distribution de bicyclettes et de deux-roues motorisées (cyclomoteurs Peugeot et motos Yamaha, en particulier), avec, souvent, leur montage sur place. L’activité ‘Cyclex’ se déploie dans quatre pays, dotés d’une usine de montage Peugeot : Mali, Côte-d’Ivoire, Burkina Faso, Maroc (depuis 1994). Les ventes ont chuté de 18 000 unités à 5 000 de 1992 à 1993, puis ont remonté à 13 000 en 1996. Un bond important est accompli en 1996 avec l’obtention de la marque Yamaha dans plusieurs pays (au Gabon, au Cameroun, à Madagascar, Nigeria, Mali, Congo, Tchad, Sénégal), venue s’ajouter au Burkina Faso et à la Centrafrique. et de la marque Suzuki dans deux pays.
- La filière Plastiques, avec la fabrication sur place (injection d’articles plastiques, fabrication et montage des stylos dans quatre usines, situées au Nigeria, au Ghana, au Cameroun et en Côte-d’Ivoire, les pointes et l’encre étant livrées par Bic) et la distribution des stylos Bic[39], dont elle assure 7 % des ventes dans le monde en 1996 ; la CFAO élargit cette activité à la fabrication et la distribution de rasoirs jetables en Côte-d’Ivoire, au Cameroun (1988) et au Nigeria (1990).
- La filière Matériels industriels et agricoles : générateurs ; moteurs hors bord Yamaha (avec par exemple 80 % du parc installé sur les bateaux à moteur sénégalais) ; matériel de chantier ; matériels forestiers, etc.
- La filière Automobile (véhicules utilitaires et berlines), sur laquelle des précisions seront fournies ci-dessous.
La gamme d’activités techniques de la CFAO est élargie insensiblement ; au sein de chaque grand domaine d’activité, des branches sont ajoutées au fil des ans, comme au sein de la téléphonie avec la radiocommunication. Des représentations de marques sont obtenues : ainsi, la CFAO obtient en 1995 la représentation Case-Poclain dans toute l’Afrique occidentale et centrale et Madagascar. La société saisit des occasions de gagner de nouvelles ‘niches’, telle l’entretien des pompes de carburant dans les stations-services, qu’elle choisit d’assumer à partir de 1997 au Nigeria en créant pour l’occasion une filiale, Sofitam, en association avec le groupe français Satam. Cette diversification s’effectue avec souplesse, au gré des occasions à saisir dans chaque pays : « Dans le domaine de la gestion de l’organisation, on n’est pas dogmatique. La bonne organisation est celle qui peut permettre aux opérations de se développer de façon autonome tout en facilitant les synergies. Aucune entité n’est identique à une autre : certaines mêlent l’automobile à ElectroHall-Liftel ou Tecmat, d’autres non (un dirigeant). »
d. La CFAO grand distributeur automobile en Afrique
La prospérité et la puissance de la CFAO dépendent au premier chef de la distribution automobile[40]. La stratégie est simple : dans chaque pays, elle veut disposer d’au moins deux cartes essentielles, une marque japonaise et une marque française ; la première pour accompagner le courant dominant en faveur des véhicules asiatiques en Afrique ; la seconde pour tirer parti de l’image gardée par les fabricants français dans ces contrées. Elle a bataillé pour conquérir la représentation de Toyota dans certains pays et, désormais, elle entend devenir le grand représentant de la firme nippone dans toute l’Afrique occidentale et centrale ; elle grignote peu à peu des concessions au fur et à mesure qu’elles se libèrent dans tel ou tel pays. Ce processus fait de plus en plus de la CFAO un partenaire éminent de Toyota, étroitement associé à la définition de sa politique commerciale en Afrique – et la marque procure à la CFAO environ 12 % de son chiffre d’affaires en 1998. Quand la carte Toyota n’est pas disponible, la CFAO recourt le plus souvent à la carte Mitsubishi : c’est le cas, depuis 1983, en Côte-d’Ivoire et au Gabon - où elle aussi repris la carte Nissan en 1991 (par l’achat d’une société locale, Somemaga) -, ou au Nigeria depuis 1992/1993 (pour son département CFAO Motors). Mais, dans les années 1980/1990, elle n’a pas souhaité céder à l’engouement en faveur des marques sud-coréennes (sauf au Nigeria, avec l’obtention de la carte Daewoo en 1992) et s’est donc cantonné dans ces marques japonaises[41], sans céder à la ‘collectionnite’ en additionnant de multiples marques/Parallèlement, elle reste fidèle à la carte Peugeot, et le groupe Peugeot reconnaît de plus en plus l’utilité de la CFAO en Afrique noire. Cela explique le transfert sous sa houlette d’un nombre croissant de représentations : elle acquiert ainsi la carte Peugeot au Nigeria en 1992 (pour la filiale NMI) ; au Mali en 1993/1994 et au Sénégal en 1994 (par l’achat d’Africauto) quand Optorg se retire de ces deux pays ; au Niger, au Cameroun, au Gabon et à Madagascar par la reprise des affaires automobiles de la SCOA en 1994.
Le couple Peugeot-Toyota devient sa logique de développement essentielle ; les deux constructeurs admettent la complémentarité de ces deux représentations et des services après-vente – mais les magasins d’exposition et de vente restent bien séparés et identifiés. Cette dualité est réalisée dans neuf pays, tandis que le couple Peugeot-Mitsubishi est développé dans quatre pays. La CFAO détient la carte Toyota dans 14 pays[42], la carte Peugeot dans 15 pays et celle de Mitsubishi dans 5 pays. La distribution de poids lourds complète ces ventes dans six pays, avec des cartes Renault-VI (Gabon, Cameroun), Iveco ou Hino.
Mis à part le Nigeria, où l’absence de toute carte d’exclusivité explique une concurrence aiguë et la faible part de marché de la CFAO (4 %), la réussite de la compagnie se lit dans ses parts de marché : elle détient ainsi en dans les années 1994/1998 la moitié du marché de Côte-d’Ivoire et au Cameroun, 40 % au Sénégal, 70 % au Burkina Faso – mais ces chiffres sont tout relatifs car les débouchés restent modestes : 700 véhicules au Burkina Faso par exemple. Globalement, à l’échelle de l’ensemble de l’Afrique occidentale et centrale, la CFAO détient environ 20 % du marché (en tenant compte du Nigeria, pays hautement concurrentiel) ou presque 40 % (sans le Nigeria). En 1992, les deux milliards de francs de ventes d’automobiles (avec 11 500 véhicules) représentaient 41,5 % du chiffre d’affaires du groupe CFAO, alors présent dans 17 pays avec 24 concessions. En 1998, les ventes de voitures atteignent presque 15 200 au lieu de 12 500 en 1997, et elles maintiennent leur part (41 %) dans le chiffre d’affaires du groupe, malgré la percée de la pharmacie en son sein. Il entretient 31 filiales dans 18 pays (en Afrique mais aussi dans les DOM-TOM, à Madagascar et sur l’île Maurice) et des parts de marché oscillant entre 30 et 70 % selon les territoires[43].
Ventes d’automobiles par le groupe CFAO | |
1992 | 11 500 |
1993 | 10 600 |
1997 | 12 500 |
1998 | 15 200 |
e. La CFAO et les pneus Bridgestone (depuis 1995).
Plus décisive pour le chiffre d’affaires du groupe est la décision de prospecter l’activité de distribution de pneumatiques pour automobiles. La CFAO détecte sa complémentarité avec son réseau de distribution et de maintenance automobiles ; après avoir discuté en vain avec un grand industriel français, c’est le fabricant japonais Bridgestone qui devient son partenaire en concluant des contrats d’exclusivité pour la Côte-d’Ivoire, le Gabon et le Togo en 1995/1996. Comme pour les marques automobiles, les filiales africaines concernées mobilisent leurs ressources commerciales pour promouvoir Bridgestone[44], tout en se préoccupant de proposer des pneus adaptés aux routes locales.
f. La CFAO répartiteur-grossiste pharmaceutique (depuis 1996)
L’incorporation de la SCOA en 1996 procure d’un coup à la CFAO un énorme potentiel de développement dans la répartition pharmaceutique. En effet, la SCOA avait développé depuis l’après-guerre (en 1949) une activité de distribution de produits pharmaceutiques, d’abord en liaison avec Rhône-Poulenc[45], puis plus largement encore. Sa filiale Eurapharma était devenue au fil des ans un grand grossiste de produits pharmaceutiques en Afrique occidentale et centrale (Sénégal, Guinée, Mali, Burkina Faso, Bénin, Cameroun, Gabon, Congo) francophone. Cette reprise procure alors à la CFAO un chiffre d’affaires supplémentaire de plus de 1,7 milliard de francs (français), soit à l’époque plus d’un sixième du chiffre d’affaires du groupe.Or cette activité s’inscrit bien dans le capital de savoir-faire de la CFAO puisqu’elle mobilise le métier du négoce (gestion de stocks par le grossiste, logistique de distribution vers le détail[46]) et les exigences de qualité (qualité des produits, des délais), d’où là encore une valeur ajoutée élevée. Cet héritage de la SCOA fructifie au sein de la CFAO : elle respecte d’abord l’autonomie de cette branche et sa ‘culture’ – d’ailleurs, le dirigeant issu de la SCOA est maintenu à son poste[47] - tout en lui insufflant des réformes de gestion. Elle en relance la marche en avant puisque Eurapharma, jusqu’alors absente de Côte-d’Ivoire, s’y installe en 1997 en acquérant le second grossiste-répartiteur du pays, Pharmacom, et en l’absorbant : elle y détient ainsi 35 % du marché local. Eurapharma confirme ainsi sa vocation africaine ; mais l’Afrique elle-même n’absorbe que la moitié de son chiffre d’affaires, complétés par les 15 % effectués en Océan Indien, tandis que les DOM-TOM en assurent 33 %.
Cette diversification importante vers la distribution pharmaceutique et l’évolution partielle des autres branches d’activité aboutissent à un remodelage sensible du portefeuille d’activités stratégiques de la CFAO pendant les années 1990. L’automobile et la pharmacie en sont les leaders avec 70 % du chiffre d’affaires global du groupe), devant les deux roues et les boissons notamment. Cette répartition révèle une saine division des risques et, in fine, l’intimité étroite entre la compagnie et la société africaine, dont elle approvisionne la consommation courante et les équipements de base.
La diversité des activités de la CFAO n’est pas dispersion ou tendance au conglomérat ; c’est l’expression même de la spécificité d’une société de ‘grand commerce’ en Afrique noire. La bonne connaissance du terrain peut être ainsi partagée entre de multiples activités. Cela permet un meilleur ‘amortissement’ des investissements immobiliers et humains sur place : « La force du groupe, ce sont des charges fixes dans un pays, sur lesquelles sont greffées diverses activités génératrices de marge. Ainsi, la bureautique ne procure que des gains modestes en valeur absolue, mais cela est positif en contributif [aux profits] et se rajoute car on n’a pas besoin de structures d’encadrement supplémentaires et dédiées », les équipes techniques pouvant être supervisées par un dirigeant polyvalent.
C. Une société de négoce : bien acheter
Scruter l’activité en Afrique même ne saurait suffire à identifier la nature de la CFAO, la spécificité de la firme de négoce à la fin du 20e siècle. La tradition historique joue une fois de plus : l’entreprise conserve ses outils en amont des activités africaines, ses ‘centrales d’achat’ européennes, en Angleterre (Eurafric) et à Paris (SFCE).a. Le bras armé de la CFAO en amont du réseau africain
Sans évoquer ici les centrales d’achat consacrées au vin (Metrovin) et aux cycles (Veleclair, puis Cyclex), la clé de voûte du dispositif d’approvisionnement du groupe CFAO est la filiale SFCE, qu’on peut qualifier de ‘société de négoce international’ – pour reprendre la terminologie d’économie d’entreprise classique (la CFAO employant parfois à propos de la SFCE l’expression de ‘trading house’). Dotée de quelque 150 salariés, la SFCE assume la sélection des fournisseurs en amont et donc les négociations sur les tarifs, les gammes de produits, etc. Une part de la ‘relance’ de la CFAO depuis son intégration au groupe PPR a été consacrée à la ‘redynamisation’ de la SFCE pour affûter ses savoir-faire et ainsi améliorer la compétitivité du groupe en aval. La fonction d’approvisionnement (on dit en terme technique : ‘sourcing’) assumée par la SFCE consiste à trouver les bons produits aux meilleurs prix et à assurer le suivi des commandes : c’est le bras armé de la CFAO[49].
CFAO
les centrales d’achat
Metrovin Continental Pharma SFCE (+ Eurafric à Liverpool)
pour Eurapharma)
Cyclex biens de consommation biens d’équipement
(deux roues) (dont automobiles)
b. Des partenariatsles centrales d’achat
Metrovin Continental Pharma SFCE (+ Eurafric à Liverpool)
pour Eurapharma)
Cyclex biens de consommation biens d’équipement
(deux roues) (dont automobiles)
Sa force réside dans l’ample flux d’informations que collecte le réseau de la CFAO en Afrique, à propos des goûts de la clientèle, des tendances des marchés, des débouchés institutionnels, de la concurrence, etc. Le partage de ces informations avec les fournisseurs clés constitue en fait l’une des innovations déterminantes des années 1980/1990 puisqu’elle cimente un partenariat permettant de dépasser la simple relation entre fournisseur et client. Ainsi, avec Toyota, les réunions de travail se sont multipliées dans la seconde moitié des années 1990 pour définir en commun des programmes commerciaux (pour le marketing, etc.) et logistiques, pour partager les données collectées par la CFAO, pour procurer à celle-ci les éléments les plus récents concernant le marketing, etc. Des ‘conventions Toyota’ sont montées entre les représentants du constructeur, de la SFCE et du réseau de la CFAO. Un partenariat identique fonctionne avec le groupe Peugeot, pour les automobiles, mais aussi pour les cyclomoteurs : la CFAO est un interlocuteur régulier du fabricant – Peugeot-MTC (Motocycles) approvisionne la CFAO à partir de ses usines françaises ou de ses sous-traitants turcs, respectivement, en 1996, pour 3 000 et 10 000 engins - afin qu’il adapte ses modèles aux contraintes africaines (simplicité de montage et d’entretien, robustesse, etc.).
c. Plus de réactivité
La densification de ces partenariats procure à la SFCE une plus grande réactivité. Celle-ci est d’abord banalement commerciale puisque la CFAO ne veut pas tenir son réseau africain hors des grands mouvements de mode ou de progrès et ne peut pas le faire en raison du bon niveau d’information de sa clientèle de particuliers ou d’institutions et entreprises. Dans ce but, la CFAO a initié en 1996 un resserrement de la chaîne de contacts entre sa centrale d’achats et les filiales de son réseau, afin de mieux faire circuler l’information au sein de chaque filière. Des responsables des ‘métiers’ de la CFAO assistés de ‘chefs produits’ (deux roues, vin, matières plastiques, textile, biens de consommation, Electro-Hall-Liftel, Automobiles et matériel industriel) sont chargés d’animer ces liens pour accélérer les flux de données, de glisser du lubrifiant dans les circuits internes entre les bureaux d’achat et le réseau africain.
La réactivité concerne ensuite les délais de réponse aux sollicitations du marché, qu’elles soient régulières (les désirs du réseau) ou occasionnelles. La centrale d’achat doit pouvoir satisfaire des besoins exceptionnels, provoqués par telle ou telle commande inopinée. Ainsi, la chute de la production d’électricité dans plusieurs pays (Benin, Togo, Ghana, Nigeria) provoquée par la sécheresse et l’abaissement du niveau du réservoir de certains barrages (comme Akossombo) a suscité des commandes soudaines de groupes électrogènes en 1998, notamment par des clients ghanéens. Comme la SFCE développe de plus en plus la participation aux appels d’offres lancés par les institutions internationales pour tel ou tel pays africain ou par les autorités locales, elle doit alors pouvoir fournir rapidement des quantités substantielles de matériel correspondant aux normes et aux spécifications prévues. Un bon exemple en est la livraison au ministère de l’Education nigérian en 1995/1996 de 600 véhicules pick up équipés en bibliothèques ambulantes[50].
d. Une révolution logistique
Comme l’approvisionnement du réseau CFAO (et aussi des clients extérieurs[51]) s’effectue à une échelle mondiale, avec des flux classiques ‘Nord-Sud’ (des pays développés vers des pays moins développés), le contrôle des coûts des transports et de l’organisation logistique s’avère un élément décisif pour la compétitivité commerciale.
Origine des approvisionnements de la CFAO | ||||
1993 | 1994 | 1996 | ||
Japon | 47 % | 34 % | 21 % | |
Europe (hors France) | 15 % | 20 % | 8 % | |
France | 31 % | 37 % | 63 % | |
Etats-Unis | 6 % | 8 % | 4 % | |
Le gros changement apparu en 1996 résulte de l’incorporation de l’activité pharmaceutique, dont les fournisseurs sont essentiellement français. D’autre part, l’incorporation de la SCOA gonfle le poids des marques françaises au sein de la distribution automobile car la SCOA détenait plusieurs cartes Peugeot et Renault-VI. |
| |||
Encore faut-il qu’elle leur propose des contrats intéressants, c’est-à-dire des flux abondants et réguliers, aptes à remplir les navires ! Comme les ports africains ne sont plus reliés à l’Europe (comme dans les années 1900/1950) par des norias de navires, le chargeur doit loger des lots conteneurs (ou de véhicules) en nombre suffisant pour négocier des ‘rabais’. Un tournant clé est la prise de conscience par la CFAO que sa compétitivité et sa rentabilité pourraient progresser nettement si sa chaîne logistique d’approvisionnement était remodelée[52]. Une équipe[53] d’analyse des coûts logistiques est constituée en 1993/1994 et s’attache en priorité à traiter la liaison Europe-Afrique (pour disposer de lots plus importants) et la liaison Asie-(Europe-)Afrique – car on constate que, hors produits pharmaceutiques, entre 5 et 6 dixièmes des produits distribués par le groupe transitent entre l’Asie et l’Afrique, notamment les automobiles. La grande révolution est le concept de ‘plate forme multimodale’ au Havre, en amont du réseau africain. Trois objectifs dominent : diminuer le coût d’approvisionnement en provenance d’Asie en faisant transporter des lots importants sur les grandes lignes régulières de porte-conteneurs et de transport de remorques ro-ro (roll on-roll off) qui relient à bas prix l’Asie à l’Europe ; raccourcir les délais de livraison au réseau africain en disposant de stocks abondants, immédiatement disponibles ; abaisser les coûts de transport-transit vers l’Afrique en recourant, grâce à un groupage des envois, aux lignes régulières qui relient Le Havre aux ports du golfe de Guinée.
Le projet ‘sosha’ (abréviation de : ‘Système d’Organisation d’un Service Harmonieux des Approvisionnements’ – et clin d’œil au mot sosha qui sert à désigner au Japon les firmes de négoce international, les sogo soshas) prend corps. A l’atomisation des flux doit succéder leur concentration autour d’un pôle-relais, la plate-forme de stockage, située à 15 km du Havre et bien reliée au port, conçue comme le « stock avancé et commun au réseau ». La priorité va aux flux d’automobiles : une capacité de stockage de 1 500 véhicules et de transit annuel de 10 000 véhicules est constituée sur le site ; cette plate-forme sosha, nommée ‘Bougainville’, monte en puissance peu à peu : le pôle Automobiles est bâti entre septembre 1995 et mars 1997 ; il devient opérationnel en 1997/1998. Puis s’y ajoutent en 1998/1999 une seconde plate forme pour des stocks des ‘produits divers’[54], et une troisième pour un stock de pièces détachées (par exemple les pièces Toyota en juillet 1998). Ainsi, ces plates formes CFAO du Havre rassemblent les engins et les pièces détachées Yamaha pour 12 pays africains – en autonomie par rapport aux grands dépôts animés par l’entreprise Yahama par elle-même.
Cette centralisation des flux Asie-Le Havre impose au réseau de simplifier la gamme qu’il distribue afin d’éviter l’éparpillement des modèles et surtout des options. Mais les gains de coûts rendent cette réforme nécessaire ; et le réseau obtient une contrepartie forte : toute commande peut être satisfaite en quelques jours, par le chargement du véhicule sur une ligne régulière vers l’Afrique. « Le matériel mettait cinq mois à arriver d’Asie sur la Côte d’Afrique et sept mois dans un pays enclavé ; maintenant, dix jours sont nécessaires pour Dakar et trois semaines pour Pointe-Noire (un dirigeant). » En effet, « entre le Japon et l’Europe, il y a une dizaine de liaisons par semaine au moins, et, entre Le Havre et l’Afrique, deux à trois par mois », d’où une rotation rapide des envois groupés. Jadis, « on disait ‘on attend le bateau’. La plate-forme a permis une très grande réactivité au commerce. Des affaires se sont créées grâce à la plate-forme, aux stocks ; on a pu multiplier les petites ventes de matériel, dont l’envoi est groupé dans un seul conteneur, ainsi que les ventes de lots de véhicules pour les appels d’offres des administrations, car ils étaient immédiatement disponibles (un dirigeant). »
Ainsi devient encore plus robuste la notion de ‘chaîne’ chère à la CFAO, chaîne qui relie les bureaux d’achat, la logistique, le réseau commercial et le service après-vente. La fonction du négociant s’est diversifiée car elle incorpore avec plus d’intégration verticale entre l’amont et l’aval, soit pour les flux d’informations et parfois la formation des cadres, soit pour l’équipement logistique.
5. L’amalgame entre la ‘culture CFAO’ et la modernisation gestionnaire
Toutes ces réformes et même, parfois, ces révolutions débouchent, année après année, sur une reconfiguration profonde de la CFAO. Le risque en était de briser la ‘culture d’entreprise’ léguée par le premier centenaire de la société, de balayer les savoir-faire accumulés par les ‘ambassadeurs’ de la compagnie sur le terrain au profit de techniques managériales greffées par le groupe PPR. Or l’amalgame entre les diverses ‘cultures’, entre le legs des années passées et les techniques inoculées par les équipes récentes, s’est effectuée sans trop d’aléas, quelles qu’aient été les inquiétudes initiales et quels qu’aient été ici et là les froissements de susceptibilités inéluctables dans toute organisation en mutation.
A. L’injection récurrente d’exigences gestionnaires
La nécessité de rééquilibrer la situation financière de la CFAO, la prise de contrôle par le groupe PPR et les contraintes imposées par l’environnement économique africain expliquent que les dirigeants de la compagnie ont imposé une cure de réforme gestionnaire au groupe.La logique gestionnaire en Afrique est bouleversée : à l’éclatement des entités qui a prévalu dans les années 1980 (jusqu’à obtenir environ 110 filiales en 1990) succède leur regroupement, afin d’obtenir des économies d’échelle au niveau de l’encadrement et de pouvoir alléger la pression fiscale dans chaque pays en mêlant des activités faiblement ou non rentables et celles qui sont profitables. C’est le cas par exemple au Sénégal : dans ce pays rongé par l’amenuisement du pouvoir d’achat, certaines entités perdaient de l’argent ; leur regroupement (fusion de CFAO Sénégal et de Diasen, distributeur de Toyota, puis fusion avec Africauto après son achat à Optorg) débouche sur une entité viable en 1997, autour de la colonne vertébrale solide qu’est la distribution automobile. Semblablement, au Congo, quatre filiales[55] fusionnent en 1990 au sein de CFAO Congo ; CFAO Côte-d’Ivoire absorbe en 1992 CICA et Liftel ; là comme ailleurs, ces restructurations permettent d’exploiter tous les gisements d’économies. De même, « au Cameroun, on a fait absorber CFAO Cameroun et ses pertes par la CAMI [une autre filiale] ». Ces mesures d’urgence sauvent nombre de filiales africaines d’un marasme certain, voire, comme au Sénégal, d’une fermeture inéluctable, et elles permettent d’assainir le groupe CFAO entre 1991 et 1993.
Par la suite, comme l’actionnaire, seul porteur du capital, apprécie directement les résultats d’exploitation, l’évaluation de la gestion est immédiate : « L’apport de F. Pinault, c’est une culture de gérer les bilans et les comptes de résultats avec la cohérence de la lecture, la permanence dans l’analyse du bilan. ‘On ne fait plus du chiffre d’affaires contre le bilan’, comme à la fin des années 1980. On a fait beaucoup d’acquisitions ; mais on doit récupérer l’investissement en trois ans, en tenant compte des marges en Afrique et de celles des centrales d’achat ; même si on a besoin de fonds de roulement et d’investissements supplémentaires, il n’y a pas de fuite en avant pour remettre des fonds sans cesse en trichant sur la situation initiale des actifs absorbés, comme cela avait été le cas au début des années 1990 quand la filiale CICA avait repris la carte Komatsu [engins japonais de B.T.P.) juste en pleine crise de repli conjoncturel africaine, mais sans remodeler les business plans initiaux, d’où des pertes. On a des ratios qu’on suit de très près (un dirigeant) ».
Ces exigences sont accompagnées d’une réforme profonde du mode de fonctionnement du groupe. Les méthodes comptables connaissent une profonde réorganisation ; une véritable centralisation des données comptables est instituée (techniques de ‘reporting’) ; les techniques de comptabilité analytique sont assimilées – avant le lancement en 1998/1999 d’une nouvelle réforme permettant d’affiner les procédures comptables (projet ProCess). La gestion de la trésorerie, des changes, connaît un sérieux progrès. Des critères de rentabilité clairs (faire tourner les actifs plus vite, améliorer la gestion des besoins en fonds de roulement, en particulier) sont entretenus, notamment par le secrétaire général Marc Vezzaro, l’un des gardiens vigilants des règles de gestion. « Avec la politique de contrôle des coûts, on est des ‘mange mil’ [du nom des oiseaux qui glanent tout ce qu’ils peuvent dans les champs] (un dirigeant). » « A cause de notre expérience et de nos procédures, héritées du passé mais améliorées au fil des ans, on beaucoup plus de rigueur que les autres entreprises. On s’en est aperçu quand on a repris des actifs de la SCOA et d’Unilever [CNF] (un dirigeant). »
La gestion des stocks bénéficie elle aussi d’un passage au peigne fin, avant que se déploie, on l’a vu, la réforme ‘sosha’. Mais la chasse aux stocks excessifs au sein des entités africaines reste une préoccupation constante : historiquement, c’est là que, avec la gestion du poste Clients, réside d’ailleurs la faille principale de la gestion d’une société de négoce : elle est écartelée sans cesse entre le désir de ses représentants sur place de pouvoir répondre vite à toute sollicitation des clients et la volonté du Siège d’alléger au maximum l’immobilisation de fonds. La clé de voûte de l’animation des flux de données est procurée par la réorganisation de l’outil informatique : une nouvelle architecture informatique est bâtie dans la seconde moitié des années 1990 (avec le glissement de l’IBM 36 à l’IBM AS400 en 1997) ; à partir de 1997/1998, des programmes facilitent les échanges internes, tant pour la gestion commerciale (programme Defi) que pour la gestion comptable (programme Anael).
Bref, comme beaucoup de firmes françaises des années 1980/1990, la CFAO répond aux défis de la crise économique de transition par une modernisation intense de ses méthodes de gestion. Ces références incessantes aux exigences de gestion sont en particulier entretenues par les conventions des dirigeants de la CFAO qui se tiennent chaque année : la rentabilité est le maître mot, ce qui paraît logique dans une entreprise qui doit rendre des comptes à son actionnaire. Alors que, dans les années 1987/1990, on avait privilégié la forte croissance du chiffre d’affaires (voire une croissance à-tout-va), dans le cadre d’un redéploiement stratégique proche d’une rupture avec l’histoire africaine, l’équipe des années 1990 tente plus normalement de concilier expansion et profitabilité, au sein du métier traditionnel de négoce en Afrique.
On en perçoit même des effets dans les relations entre les industriels partenaires, tels Heineken, Toyota ou Peugeot, par exemple, qui pousseraient parfois la compagnie à un effort plus net sur les ventes, alors qu’elle leur rappelle que les limites de solvabilité des marchés africains peuvent vite être dépassées. En ce sens, d’ailleurs, l’équipe constituée par le groupe PPR se replace dans la tradition historique de l’ancienne CFAO, toujours préoccupée de constituer des réserves afin de faire face aux amples aléas conjoncturels des marchés africains et des cours des denrées et matières premières. En effet, une gestion ‘moderne’ doit s’adapter aux contraintes du commerce en Afrique, celles suscitées par la fluidité de certains débouchés, manquant de stabilité ou même de fiabilité, et celles des fortes fluctuations conjoncturelles, pays par pays, ou zone par zone.
B. Le rebond de l’esprit d’entreprise
Ce remodelage en profondeur du mode de fonctionnement de la CFAO était indispensable pour lui redonner l’élasticité nécessaire à son expansion stratégique : « La CFAO a aujourd’hui son poids de forme, elle est prête à rebondir[56] », indique ainsi le journal interne… La compagnie a renoué avec la rentabilité - « Cette gestion au cordeau a permis de donner des résultats (un dirigeant) » - et, surtout, elle dégage une bonne marge d’autofinancement (environ 700 millions de francs par an à la fin des années 1990), pour alimenter la distribution de dividende, des investissements courants (150 millions de francs par an) ou des investissements de développement (reprise de nouvelles cartes ou achat d’entreprises, etc.).a. Enrichir et renouveler le capital humain
Le trésor de la CFAO réside dans le dynamisme de son réseau de vente. Qu’on le veuille ou non, près de quatre décennies après l’indépendance des pays colonisés, le rôle des Français reste essentiel dans l’animation du grand commerce en Afrique noire : « Les hommes qui s’expatrient ont la fibre entrepreneuriale, font preuve d’une grande autonomie, d’une personnalité très marquée et d’un esprit de corps[57]. » Or la CFAO des années 1990 réussit à conserver le capital humain qui fait sa force en Afrique. La génération d’expatriés formée dans les années 1960/1970 détient les rênes du réseau africain dans les années 1990 et a su, dans sa grande majorité, intégrer la ‘culture CFAO’ dans la ‘culture PPR’. Cependant, cette génération s’efface peu à peu, au fil des départs à la retraite.
- En 1993, Jacques Pinse, responsable de l’activité Textiles depuis 1971.
- En 1994, Pierre Oblet, directeur Qualitex (textiles) de CFAO Nigeria
- En 1996 :
· Lucien Delchino, à la CFAO depuis 1958, qui a occupé divers postes de directeur général en Afrique, puis directeur général de la SFCE ;
· Orazio Grandi, à la CFAO depuis 1961, président-directeur général de CFAO Gambie.
- En 1999 :
· Jean-Pierre Deroudille, P.-D.G. de CFAO Centrafrique
· Gérard Bour, directeur général des Brasseries du Congo, à la CFAO depuis 1969.
Un second succès de la compagnie réside dans le maintien de la CFAO en tant que pôle d’attraction pour le recrutement de cadres, qu’ils viennent parfois du groupe PPR ou qu’ils soient des jeunes recrues venues du monde de l’entreprise ou des écoles. Un vivier se reconstitue ainsi dans les années 1990, qui doit permettre d’enrayer la tendance qui s’esquissait au début de la décennie, marquée par le risque, au sein de la pyramide des âges, d’un fossé générationnel difficile à combler. Des quadragénaires émergent au sein des cadres dirigeants en Afrique (par exemple Pierre Ambert, Marc Anglade, Edouard Rochet, Marc Ferréol, etc.), ce qui maintient une tradition de la CFAO, la promotion d’expatriés relativement jeunes à des postes de responsabilité. Plus en aval encore dans la pyramide des âges, une estimation chiffre à 40 % la part des expatriés d’une ancienneté inférieure à deux ans en 1997 : du ‘sang neuf’ circule donc dans le réseau africain de la CFAO[58] ! Deux exemples en sont Remi Taillefer, d’abord jeune recrue (comme auditeur) au Siège, envoyé en 1997 comme directeur administratif et financier chez CFAO Côte-d’Ivoire, et Pascal Laffargue, contrôleur de gestion de la zone DOM-TOM après un V.S.N.E. au Niger, puis envoyé comme directeur administratif et financier chez CFAO Gabon. Le désir de la compagnie est de diversifier le recrutement de ces cadres, y compris en faisant appel à des responsables déjà formés : « On a intégré à la CFAO des gens qui venaient de l’extérieur, qui ne connaissaient pas l’Afrique, pour apporter des compétences nouvelles et éviter le phénomène de consanguinité ; la CFAO n’était pas une maison réellement internationale, il n’y avait pas en son sein de changement de continent, comme au sein des firmes de B.T.P. et de pétrole. Les gens de l’Afrique risquaient de perdre pied au niveau de la formation. Et ces jeunes qui entrent aujourd’hui à la CFAO peuvent aussi rejoindre ensuite les autres enseignes du groupe PPR (un dirigeant). »- En 1994, Pierre Oblet, directeur Qualitex (textiles) de CFAO Nigeria
- En 1996 :
· Lucien Delchino, à la CFAO depuis 1958, qui a occupé divers postes de directeur général en Afrique, puis directeur général de la SFCE ;
· Orazio Grandi, à la CFAO depuis 1961, président-directeur général de CFAO Gambie.
- En 1999 :
· Jean-Pierre Deroudille, P.-D.G. de CFAO Centrafrique
· Gérard Bour, directeur général des Brasseries du Congo, à la CFAO depuis 1969.
En un mouvement banal dans toute organisation vivante, les flux des promotions et des mutations continue à souder la cohésion de la culture d’entreprise et celle du corps des cadres dirigeants. Fruit d’une tradition de la maison – qu’on retrouve néanmoins dans nombre de sociétés de commerce ou de banque, par exemple -, la mobilité des responsables est l’une des clés de la stimulation des ambitions et donc du dynamisme…
Quelques exemples :
- Emmanuel Ugolini, jadis directeur général de CFAO Côte-d’Ivoire, puis directeur de la brasserie SCBK au Congo : devient en 1993 P.-D.G. de CAMI, filiale du groupe au Cameroun, et représentant du groupe CFAO au Cameroun ;
- Emmanuel Ugolini, jadis directeur général de CFAO Côte-d’Ivoire, puis directeur de la brasserie SCBK au Congo : devient en 1993 P.-D.G. de CAMI, filiale du groupe au Cameroun, et représentant du groupe CFAO au Cameroun ;
- Marc Ferreol, responsable de l’organisation et des méthodes au sein du groupe CFAO Nigeria : devient en 1996 directeur général de CFAO Congo (jusqu’en 1999) ;
- Marc Anglade, directeur général de CFAO Congo : devient directeur général de CFAO Ghana en 1996 ;
- Francis Mathieu, directeur général de CFAO Gabon : devient directeur général de CFAO Côte-d’Ivoire en 1996 ;
- Philippe Le Ber, directeur général de CFAO Centrafrique : devient directeur général de CFAO Gabon en 1996 ;
- Christian Mary, directeur de la CFAO du Congo à Brazzaville au sein de CFAO Congo, devient P.-D.G. de CFAO Centrafrique en 1999 ;
- Marc Anglade, directeur général de CFAO Congo : devient directeur général de CFAO Ghana en 1996 ;
- Francis Mathieu, directeur général de CFAO Gabon : devient directeur général de CFAO Côte-d’Ivoire en 1996 ;
- Philippe Le Ber, directeur général de CFAO Centrafrique : devient directeur général de CFAO Gabon en 1996 ;
- Christian Mary, directeur de la CFAO du Congo à Brazzaville au sein de CFAO Congo, devient P.-D.G. de CFAO Centrafrique en 1999 ;
- Pierre Ambert, directeur de Brasserie de Brazzaville, devient P.-D.G. de CFAO Congo en 1999.
Un flux de ‘remontées’ vers l’Europe ou même de ‘redescentes’ vers l’Afrique continue à maintenir l’homogénéité entre le réseau africain et ses ‘outils’.Quelques exemples :
q Remontées :
- Bernard Dumortier, directeur général de SARI Côte-d’Ivoire (distribution automobile) : devient directeur général de SFCE en 1996 ;
- Jacques Zymelman, directeur général de CFAO Nigeria : devient en 1997 directeur de la zone Afrique occidentale ;
- Marc Ferréol, directeur général de CFAO Congo, rejoint le Siège en 1999.
q Redescentes :
- Christian Villa, entré à la CFAO en 1974, responsable de l’entité Structor (matériels) en Sierra Leone puis au Liberia, puis au Nigeria, directeur du secteur industriel de CFAO Nigeria en 1986, devenu en 1990 directeur de la zone Afrique occidentale au Siège : devient en 1993 directeur général de CFAO Côte-d’Ivoire, puis en 1997 directeur général de CFAO Nigeria ;
- Pascal Laffargue, adjoint de zone au Siège, devenu directeur administratif et financier de CFAO Gabon, puis en 1997 responsable des secteurs de CFAO Côte-d’Ivoire : devient en 1999 directeur général de SARI (une filiale de la CFAO en Côte-d’Ivoire).
b. « Tous vendeurs dans l’entreprise »q Remontées :
- Bernard Dumortier, directeur général de SARI Côte-d’Ivoire (distribution automobile) : devient directeur général de SFCE en 1996 ;
- Jacques Zymelman, directeur général de CFAO Nigeria : devient en 1997 directeur de la zone Afrique occidentale ;
- Marc Ferréol, directeur général de CFAO Congo, rejoint le Siège en 1999.
q Redescentes :
- Christian Villa, entré à la CFAO en 1974, responsable de l’entité Structor (matériels) en Sierra Leone puis au Liberia, puis au Nigeria, directeur du secteur industriel de CFAO Nigeria en 1986, devenu en 1990 directeur de la zone Afrique occidentale au Siège : devient en 1993 directeur général de CFAO Côte-d’Ivoire, puis en 1997 directeur général de CFAO Nigeria ;
- Pascal Laffargue, adjoint de zone au Siège, devenu directeur administratif et financier de CFAO Gabon, puis en 1997 responsable des secteurs de CFAO Côte-d’Ivoire : devient en 1999 directeur général de SARI (une filiale de la CFAO en Côte-d’Ivoire).
Le second grand effort pour enrichir le capital humain de la CFAO vise à insuffler une nouvelle culture commerciale au sein du réseau. Cet investissement immatériel touche non seulement les expatriés mais aussi les cadres africains eux-mêmes. La formation à la vente devient la priorité de la seconde moitié des années 1990, avec de multiples sessions de formation au marketing, etc., en particulier pour les responsables de la distribution automobile : l’image d’un réseau quelque peu endormi d’autosatisfaction est balayée car on lui injecte toutes les méthodes ‘modernes’ de vente, en exploitant les retombées des multiples contacts noués avec les équipes commerciales des constructeurs (comme Toyota). Une politique de recyclage des cadres supérieurs au sein des séminaires organisés par HEC Management a également été lancée, avec par exemple un séminaire de 5 jours en décembre 1997 et une vingtaine de stagiaires en juin 1998. Le slogan « Tous vendeurs dans l’entreprise » résume bien cet état d’esprit dans les années 1997/1999 ; il est relayé par l’organisation de mini-conventions des cadres commerciaux dans tous les pays où la CFAO opère.
c. Cohésion et confiance
Les ‘conventions CFAO’[59], qui réunissent en France les cadres dirigeants du groupe, constituent un instrument privilégié pour exorciser les inquiétudes qui peuvent surgir quant à la place de la CFAO au sein du groupe PPR, car elles sont un moment idéal pour que les dirigeants des deux sociétés s’expriment devant les cadres. Mais elles sont aussi des lieux de débats et de rencontres qui facilitent la compréhension collective des objectifs définis par le groupe, par exemple dans ses ‘plans’, comme les plans triennaux ‘glissants’ 1996-1998, 1997-1999, 1998-2000, etc.
Après avoir réglé les incertitudes capitalistiques, managériales, gestionnaires et financières, la CFAO a renoué avec une cohésion permettant de mieux souder son personnel et une confiance apte à lui faciliter sa marche en avant. « Les gens en Afrique étaient un peu ‘cassés’, car ils voyaient le développement du groupe hors d’Afrique. La compagnie manquait de motivation (un dirigeant) » : de cette situation de départ sombre, la CFAO a évolué vers la sérénité et en même temps la combativité. Cela explique son maintien en tant que groupe, rassemblant quelque 7 000 salariés – dont 2 700 au Nigeria, qui reste un pays clé pour la compagnie quels que soient ses aléas conjoncturels et structurels d’aujourd’hui. L’Afrique centrale et les pays du Sahel, regroupés dans une ‘zone’ de gestion au sein de la CFAO, mobilisent quant à eux 1 500 salariés africains et 70 expatriés : la compagnie est dans tous ces pays d’Afrique centrale le premier employeur non public, derrière les sociétés pétrolières, la firme d’aluminum Alucam et les brasseries.
Evolution des effectifs de la CFAO | ||
effectifs totaux ‘gérés’ | effectifs des sociétés consolidées | |
1992 | 7 250 | 3 779 |
1993 | 7 276 | 3 787 |
1994 | 7 125 | 4 014 |
1995 | 7 426 | 4 163 |
1996 | 7 750 | 5 133 |
1997 | 7 780 | 5 155 |
1998 | 7 800 | 5 194 |
Conclusion
« On est le réseau commercial le plus important en Afrique noire et qui tient le plus le coup. Lonrho est en train de se démembrer par bouts et se délite cause de ses mauvais résultats. On a une organisation claire et qui fonctionne bien [...]. On a su trouver les ressources pour rebondir. On sait gérer, et on sait anticiper, s’adapter (un dirigeant) » : ce brevet d’autosatisfaction ne peut être attribué qu’à une entreprise qui a su, en une décennie, effectuer un virage stratégique à 180° et concilier ce retournement spectaculaire avec une consolidation de ses finances, de ses profits et de la cohésion de son organisation commerciale, gestionnaire et humaine.
Métamorphosée à la fin des années 1980 une société commerciale ancrée en France et destinée à essaimer en Europe occidentale (voire aux Etats-Unis), la CFAO est redevenue une société de ‘grand commerce’ en Afrique noire occidentale et centrale, avec des excroissances sur les rives ou dans les îles de l’océan Indien, et une société de négoce international, en amont et en appui de ce réseau africain. Tout en étandant ses implantations dans les DOM-TOM français et en désirant engager la prospection de l’Afrique du Nord, la CFAO s’affirme, au tournant du 21e siècle, comme l’un des acteurs clés de l’économie d’Afrique noire – d’autant plus qu’elle a absorbé les ultimes actifs de sa rivale historique, la SCOA. L’originalité de la compagnie réside précisément dans son envergure géographique : elle est désormais, en Afrique occidentale et centrale, la seule firme commerciale a être présente quasiment partout. Ses concurrents la dépassent parfois dans tel ou tel pays, mais ils ne sont actifs que dans un seul pays, où ils collectionnent les activités, comme Sogafric au Gabon[60] ou, en Côte-d’Ivoire, Comafrique, la branche Négoce de la Sifca, groupe polyvalent (plantations, industrie des corps gras). Seule Optorg est présente dans plusieurs pays d’Afrique centrale (Cameroun, Congo, Gabon, Tchad, pour la distribution de matériel de travaux publics Caterpillar et de poids lourds Mercedes à travers ses filiales Tractafric) ; le groupe récemment constitué par le Franco-Libanais Michel Fadoul, originaire du Burkina Faso, se déploie lui aussi sur plusieurs pays, notamment après l’achat de plusieurs entités de distribution automobile de l’ex-SCOA (au Bénin, au Togo, en Côte-d’Ivoire et au Nigeria), avec des activités variées (travaux publics, fabrication de meubles, construction immobilière, etc.).
Le redressement est dû à la volonté stratégique de son actionnaire, le groupe PPR, à l’amalgame entre les hommes issus du vivier historique de la compagnie et de recrues nouvelles (parfois au sein du groupe PPR) et surtout à un profond renouvellement des méthodes de gestion. Mais il est aussi le fruit d’un approfondissement des activités commerciales et techniques, par croissance externe ou grâce à des investissements en locaux et en logistique, par le retour ou l’implantation dans plusieurs pays. Si l’expression de ‘négoce’ ou de ‘grand commerce’ garde sa pertinence, la CFAO en renouvelle le contenu en insistant sur sa vocation de ‘société de distribution spécialisée’, supervisant des métiers au contenu de plus en plus technique : comme le précise un dirigeant, « on va là où il y a des barrières techniques et des barrières capitalistiques, là où il faut des capitaux que les gens du pays ne peuvent pas mobiliser, dans certains secteurs de la distribution. On fait tourner 1,5 milliard de francs de capitaux (25 % du chiffre d’affaires, en actifs tournants employés en permanence) pour nos opérations ».
Le renouveau de la compagnie résulte d’une modernisation des méthodes commerciales, en partenariat le plus souvent avec les industriels fournisseurs : la CFAO transplante en Afrique, en les adaptant à l’environnement économique, social et culturel, les acquis commerciaux du monde occidental, et, en ce sens, elle garde le souci de sa compétitivité, dans la tradition de « cent ans de compétition[61] », compétitivité qui repose en Afrique sur un noyau de 150 expatriés environ et au total de 700 à 800 cadres. « Il n’y a pas de société équivalente à la nôtre au niveau africain. On est dominant dans nos métiers Automobile et Pharmacie. On a un avantage concurrentiel déterminant (un dirigeant). » L’image de la CFAO en Afrique noire a été par conséquent redressée, elle s’identifie à nouveau avec la ‘modernité’. Une interrogation surgit néanmoins : cette image ‘africaine’ peut-elle être déclinée (‘capitalisée’) hors de l’Afrique noire, par exemple en Afrique du Nord et de l’Est ? C’est le débat sur la stratégie de la CFAO pour le siècle prochain qui s’est enclenché !
* Notes :
[1] Cette loi, pragmatique, est le constat que, dans une branche en difficulté, au fur et à mesure que les intervenants s’effondrent ou s’écartent, une entreprise finit par récupérer l’essentiel du chiffre d’affaires, par acquérir une viabilité par le seul fait de l’amenuisement de la concurrence…
[2] Ce texte a été rédigé en étroite collaboration entre Stephen Decam et Hubert Bonin. Les rapports annuels de la CFAO, ceux du groupe Pinault puis PPR, la collection du magazine interne Contact, celle des comptes rendus des conventions CFAO et PPR, des brochures spécialisées, des notes internes, ont été mobilisées pour nourrir ce texte. Par ailleurs, des entretiens approfondis ont été conduits avec Alain Viry, Stephen Decam, Serge Gurvil, Marc Vezzaro, René Dupraz. Il faut remercier chaleureusement la CFAO d’avoir facilité avec sympathie et efficacité cette reconstitution ; en effet, ‘l’histoire immédiate’ est rarement encouragée par les entreprises, alors que la CFAO a accepté de ‘jouer le jeu’ de cette évaluation ‘académique’ de son évolution depuis son centenaire de 1987. Il convient enfin de remercier Anne-Claire Robic de son obligeance pour faciliter ce projet, ainsi que Constance Buffard, pour son efficacité à dénicher des créneaux dans l’emploi du temps de son ‘patron’ au profit de l’enquête historique...
[4] Le rapport annuel de la CFAO pour l’année 1988 déclare même : « La part de l’Afrique à fin 88 n’excède pas le quart du total de nos affaires. »
[5] Alain Viry a été directeur financier de la CDME en 1981-1991, puis son directeur international en 1991-1994, avant de devenir président de Rexel Inc. aux Etats-Unis entre 1994 et 1997.
[6] Rappelons que le groupe PPR fédère Le Printemps, Redcats (nouveau nom du groupe La Redoute), la FNAC, Finaref, société de crédit à la consommation, Conforama, entreprise de distribution de mobilier et d’audiovisuel, la firme de distribution de papeterie Guilbert, Rexel, ainsi que le noyau original, Pinault-Bois-Matériaux. Le chiffre d’affaires a dépassé la centaine de milliards de francs en 1998.
[7] C’est la firme de négoce mi-asiatique, mi-européenne, Jardine & Matheson, qui reprend la distribution automobile à la CICA ; celle-ci se transforme en société de portefeuille, Caumartin Participations, en 1992.
[8] La filiale de distribution de vélos en France, Véléclair, était devenue une entité efficace, vendant 300 000 vélos en 1992 (avec 90 salariés, conduits part le président-directeur général Jacques Biaso). Elle avait su tirer parti de la vogue des VTT et avait déployé de bons talents en marketing et en démarche commerciale, auprès des hypermarchés (dont Carrefour, son premier client) et auprès des détaillants. Sa fonction de négociant s’était accentuée, pour l’importation des cycles asiatiques, pour la définition de normes, de qualités, etc. Elle a fini par devenir le premier négociant français de vélos et le premier exportateur français de pièces de vélos. Jusqu’alors fournisseur des entités de distribution de cycles de la CFAO en Afrique, cette branche avait donc acquis une vie propre ; mais celle-ci n’avait guère de rapports désormais avec les métiers africains, et le groupe PPR n’a pas souhaité rester dans la distribution de cycles. La branche Cycles en France est filialisée et vendue à la société autrichienne KTM. La branche africaine devient en 1995 Cyclex, filiale de la CFAO.
[12] Rappelons que, dans les années 1960/1970, la SCOA avait ouvert des Printania en Afrique noire, avant de se lancer dans la franchise Printemps et Prisunic en France même.
[14] Une enquête sur l’image du groupe CFAO, conduite par l’agence Image à suivre en mars-avril 1996, débouche sur des conclusions inquiétantes : les entités et filiales du groupe sont plus ou moins chacune dotées de leur signalétique, l’évidence de l’appartenance au groupe est peu affirmée, la dispersion prévaut. Il faut donc ressouder le groupe autour d’une identité forte, ce qui passe par un logotype (qui, au-delà de ses intentions graphiques et symboliques, fait paradoxalement penser à une cacahuète), une unification et une codification des marques, en-têtes, etc.
[16] Géry Desurmont est entré dans le groupe Pinault en 1989 ; dès 1991, il rejoint la CFAO. Il y réorganise l’activité Négoce international et œuvre au sein de la SFCE et d’Eurafric, les centrales d’achat européennes. Il s’oriente ensuite vers la mise en valeur du déploiement dans les contrées de l’océan Indien, comme président de la Compagnie marseillaise de Madagascar, une filiale ; puis il devient en 1993 directeur de la zone DOM-TOM-Océan Indien, zone étendue ensuite au Maghreb et à l’Afrique orientale.
[19] Au Liberia, les stocks de la CFAO ont été pillés ; la filiale a été rouverte, car les immeubles n’ont pas été détruits, mais ce n’est qu’un bureau de liaison, approvisionné à partir de la Côte-d’Ivoire.
[20] Les pertes subies par la CFAO au Congo en 1997 sont estimées par un témoin à quelque 120 millions de francs français.
[21] « L’anticipation de l’événement, la réactivité collective au choc de la dévaluation du franc CFA, ont permis à la CFAO de franchir cet obstacle », constate Contact 8, mars 1995. « Les filiales africaines devaient aux bureaux d’achat 600 millions de francs français. Le jour de la dévaluation, le chiffre n’était plus que de 100 millions. Il a fallu faire diminuer cet encours par une baisse des actifs immobilisés, une plus grande rigueur par rapport aux stocks et aux clients. On avait habitué les filiales à payer à six mois ; elles ont dû payer comptant. On a coupé 100 millions sur les stocks, 100 millions sur les crédits aux clients. En un an, on a dégonflé le passif de 300 millions. C’était une dette vis-à-vis des bureaux d’achat. Le chiffre d’affaires avait tendance à baisser, mais on a assaini le bilan, on a ‘liquidifié le bilan’. On a d’ailleurs poursuivi la politique de rigueur pendant trois-quatre ans, ce qui augmenté la rentabilité des capitaux engagés (un dirigeant). »
[22] Il est délicat d’évaluer les pertes subies par la CFAO lors de la dévaluation du franc CFA ; d’un côté, elle a subi un manque à gagner en chiffre d’affaires, dû à la contraction momentané de l’économie de la zone du franc CFA ; d’autre part, malgré ses précautions, elle a tout de même pâti des effets de la dévaluation sur son stock de francs CFA : une estimation porte sur une perte d’exploitation ponctuelle de quelque 200 millions de francs français.
[23] « La CFAO a toujours pris soin de ne pas politiser ses affaires. Elle n’a jamais demandé l’appui de tel ou tel homme politique pour faire plus d’affaires. Une éthique ferme est mise en place par le biais des nouvelles règles définies à l’échelle internationale par l’O.C.D.E. (un dirigeant). »
[24] L’incorporation de la CFAO au sein du groupe PPR en tant que filiale non cotée explique que l’on ne dispose à l’extérieur que des résultats d’exploitation, sans accéder aux résultats nets.
[25] Le chiffre d’affaires ‘géré’ ou ‘économique’ comprend toutes les activités gérées de fait par le groupe, quelle que soit sa participation ; au contraire, le chiffre d’affaires ‘consolidé’ ne peut prendre en compte que les montants des sociétés détenues majoritairement et dont les chiffres d’affaires inter-sociétés (intra-groupe) sont annulés (pour éviter les redondances).
[26] Il est dirigé par Ramon Cuadra, jusqu’alors adjoint au directeur Afrique de l’Ouest. Le poste est créé en mars 1995. Le département doit aussi réfléchir à la création de nouvelles activités et à l’éventualité de l’installation de la CFAO sur le métier de transformation et de négoce de produits agricoles.
[28] Le consortium TSKJ réunit les firmes Technip, Snamprogetti, Kellogg et Jgc, qui assure l’ingénierie du complexe de liquéfaction, dont la mise en œuvre doit intervenir en 2001. La CFAO a déjà obtenu des contrats de fournitures, par le biais de la SFCE et de CFAO Nigeria (camions, matériel de construction, matériel de bureau, pompes, etc.).
[30] Elle est dirigée alors par Géry Desurmont, sous la houlette de Renaud Lestage, directeur du développement.
[31] On note ainsi que l’Algérie absorbe quelque 55 000 voitures par an, alors que le Nigeria n’en achète que 9-10 000.
[32] La CFAO acquiert en avril 1995 la société DIMAC, qui détient 60 % du marché marocain des deux roues motorisées (avec la marque Peugeot). Le vendeur est la firme ONA, holding marocaine qui, dans les années 1980, a pris le contrôle d’Optorg, société de négoce en Afrique noire spécialisée dans la distribution de matériel de travaux publics et de poids lourds.
[33] Dans les années 1970, la CFAO avait repris la part de la Compagnie du Niger français dans la filiale commune Metrovin, ce qui fait d’elle la seule propriétaire de la filiale. La CFAO contrôle Sovingab au Gabon, Sovinci en Côte-d’Ivoire, Sofravin au Sénégal (en partenariat avec Castel) et Sovinco au Congo. Au Gabon et en Côte-d’Ivoire, depuis 1997/1998, Castelvin et CFAO font chai commun, tout en gardant leurs réseaux respectifs ; au Sénégal, ils ont une affaire commune.
[36] Ce transfert donne lieu au regroupement des deux entités au sein de CFAO-Africauto-Sénégal, entité elle-même renommée en 1997 ‘CFAO Sénégal’.
[37] Ainsi, en symbole de cette refonte de l’image de marque du réseau CFAO, la vieille appellation d’ ‘Agence centrale’, utilisée depuis des décennies pour le grand comptoir de vente des automobiles dans chaque pays, disparaît en 1996 au profit d’une appellation plus moderne et surtout exprimant mieux la recomposition des activités de la CFAO : ‘Central Motors’. Parallèlement, l’appellation des filiales évolue peu à peu vers la simplification et une identité plus claire : en 1997, par exemple, CFAO-Africauto-Sénégal devient, on l’a vu, CFAO Sénégal ; et CFAO CICA Togo devient CFAO Togo, etc.
[38] La CFAO détient (depuis 1951 au Nigeria, par exemple) la représentation Otis dans neuf pays africains : Sénégal, Côte-d’Ivoire, Togo, Burkina-Faso, Cameroun, Gabon, Ghana, Nigeria et Congo.
[39] La CFAO détient l’exclusivité de la distribution Bic au Nigeria depuis 1952, en Afrique occidentale anglophone depuis 1964 et en Afrique occidentale et centrale francophone depuis 1976.
[40] La branche Automobiles est dirigée en 1991-1996 par Serge Gurvil, puis par G. Dugat depuis 1996.
[41] Répartition des ventes d’automobiles par la CFAO en 1992 (donc avant la reprise de multiples concessions dans plusieurs pays et avant l’absorption de la SCOA) :
Toyota | 37 % |
Mitsubishi | 24 % |
Peugeot | 12 % |
Citroën | 6 % |
Nissan | 6 % |
Isuzu | 3 % |
[42] Mais la CFAO ne détient pas la carte Toyota en Côte-d’Ivoire car elle y a été acquise par le groupe Inchcape.
[43] Cette activité de distribution automobile est complétée de plus en plus par une activité de location d’automobiles, car la CFAO a obtenu la carte Avis dans plusieurs pays africains depuis le début des années 1990.
[44] En Côte-d’Ivoire, c’est la filiale C.I.D.P. qui assure la représentation de Bridgestone. Bridgestone partage avec Michelin et Goodyear la première place mondiale, au gré des années. Mais Bridgestone vend aussi, notamment en Côte-d’Ivoire par le biais de C.I.D.P., des pneus bon marché sous la marque Dayton (en particulier destinés aux taxis locaux).
[45] En 1949, Théraplix, filiale de Rhône-Poulenc, s’est associée à la SCOA pour créer Laborex, grossiste-répartiteur au Sénégal. Cette firme a essaimé ensuite dans huit pays africains, ainsi qu’à Madagascar et dans des DOM-TOM (La Réunion, mais aussi Antilles et Polynésie). Une centrale d’achats autonome a été montée à Rouen en 1968, Continental Pharmaceutique. Une société mère, Eurapharma, a été établie en 1975 qui supervise les filiales créées en Afrique en 1974 sur la base des entités en place. Avec environ 750 salariés, la compagnie distribue entre 2 000 et 5 000 produits dans chaque pays.
[46] En 1998, Eurapharma travaille avec 450 fournisseurs européens en amont et 2 500 pharmacies en aval ; elle traite 900 000 commandes par an ; celles-ci génèrent l’envoi de 1 200 conteneurs par mer et de 1 200 tonnes de fret aérien.
[47] Jean-Yves Mazon a accédé au plus haut poste africain de la SCOA, celui de directeur général de SCOA-Nigeria, avant de prendre la direction d’Europharma, là aussi en tant que directeur général.
[49] La SFCE a comme directeur général Lucien Delchino dans la première moitié des années 1990, avec deux adjoints, l’un pour les biens d’équipement (Gilbert Dugat), l’autre pour les biens de consommation (Claude Paseri). Puis Bernard Dumortier devient directeur général en 1996. Un responsable de la filière Automobiles est nommé en 1996 : Gilbert Dugat, directeur général adjoint de la SFCE
[50] Cette vocation à travailler en ‘off shore’, hors du champ du réseau de la CFAO, trouve par surcroît à s’épanouir au coup par coup pour des opérations commerciales nouées en Europe occidentale même ou dans les pays de l’Est, pour des affaires de compensation. Mais elles restent fort minoritaires.
[51] Pour les ventes au coup par coup aux institutions et entreprises, off shore ou non, ou pour les ventes hors du groupe de la branche Biens de consommation, puisque la SFCE exerce seulement une moitié de son activité Biens de consommation avec le réseau du groupe.
[52] « Pour la logistique, on avait Transcap ; on était un groupe de logistique, mais on n’avait pas un spécialiste de l’analyse des factures de transitaires ; tout était sous-traité à Transcap. Il a fallu recréer cette culture logistique au sein du groupe, en interne : une logique logistique, analyser les frais et les flux, négocier les coûts ; puis changer les coûts eux-mêmes (un dirigeant). »
[53] Elle est animée par Alain Caro, responsable des études préalables, puis de la mise en œuvre des divers projets de réforme logistique.
[54] L’approvisionnement des formules ‘modernes’ de distribution de biens de consommation courante en Afrique noire, les ‘cash & carry’, supermarchés grossistes que fréquentent les détaillants, et quelques supermarchés (une douzaine) permet de remplir plus aisément des conteneurs entiers que l’ancienne formule d’approvisionnement des ‘general stores’ des années 1950/1980 (dont le nombre chute de 24 en 1987 à 7 en 1993 au sein de la CFAO), car la rotation de leurs stocks s’effectue environ 12 fois par an, ce qui permet d’amortir les plates-formes de groupage et la logistique par conteneurs.
[58] « Le recrutement des cadres n’a pas été difficile. Des gens gardent un tropisme pour l’Afrique, notamment des salariés des ex-sociétés de commerce africain qu’on a pu embaucher. Mais aussi des fils d’expatriés qui avaient vécu en Afrique ; des anciens d’Afrique qui veulent repartir en Afrique à 45-50 ans. Il y a un vivier avec les V.S.N.E., d’où sont issus bon nombre de nos derniers recrutements. Enfin, beaucoup de jeunes entrent chez CFAO en désirant en fait intégrer le groupe PPR, en vue de bénéficier d’une mobilité interne au sein du groupe ; mais nombre d’entre eux restent finalement à la CFAO (un dirigeant). »
[59] La 1re en 1992, la 2e en 1993, la 3e en février 1994 – elle dure un seul jour, car elle est destinée à rassurer les cadres juste après la dévaluation du franc CFA -, la 4e en février 1995.