HISTOIRE D'ENTREPRISES ULTRAMARINES >> BOONE LES INDUSTRIES DU SENEGAL
Hubert Bonin
Compte rendu du livre : Catherine Boone, Merchant Capital and the Roots of State Power in Senegal, 1930-1985, Cambridge studies in comparative politics, Cambridge University Press, 1992, 299 pages.

Le dessein précis de C. Boone est d'expliquer comment s'est constituée une industrie textile au Sénégal et quelle a été sa destinée. Mais - ce qui explique l'ampleur des réflexions théoriques des premières pages, où la littérature sur ces thèmes est scrutée avec précision -, elle entend également apporter sa contribution au débat portant sur l'emprise du capital européen sur la vie économique africaine, sur les formes de l'impérialisme et du néo-colonialisme et sur la capacité et les voies de développement des pays en cours d'émancipation au milieu du xxe iècle. Tout en reprenant des thèmes et analyses déjà bien développés par ailleurs, C. Boone a mené une enquête fine dans les archives tant administratives qu'économiques, mais aussi auprès des acteurs même, en interrogeant des responsables des entreprises textiles qui sont intervenues au Sénégal.

                        De façon classique, C. Boone reconstitue les circuits économiques de l'entre-deux-guerres, que dominent les maisons de commerce européenne, dans le cadre protectionniste peu à peu mis renforcé, et dresse un bilan, nécessairement rapide, de l'industrialisation sénégalaise. Elle analyse ensuite la modification des cadres de l'activité des échanges entre le Sénégal et l'Europe dans les années 1940-1950, avec l'extension du marché pour l'importation des "marchandises" vendues par les négociants et les incitations à l'investissement, ce qui explique la création d'usines par des entrepreneurs locaux et des industriels français, avant que les maisons de commerce, qui ont tenté pendant quelques années de préserver par une guerre des prix leur monopole de fait pour les ventes de tissus, ne changent de stratégie et participent elles aussi à cette vague d'investissements et poussée d'usines textiles (filature, tissage, teinture et blanchiment). Désormais, un partenariat se noue entre les usines et le négoce, par le biais de contrats d'achats et de participation au capital, ce qui suscite un second flux d'investissements au tournant des années 1960, notamment dans l'impression des étoffes.

                        Jusque-là somme toute de facture classique, le livre s'oriente vers une enquête mi économique mi sociologique passionnante, puisque C. Boone confronte les structures industrielles et marchandes ainsi mises en place et renforcées après l'indépendance et l'émergence d'un édifice social autochtone, dont la construction est l'oeuvre à la fois de couches sociales nouvelles et d'un Pouvoir en quête de l'établissement et de la sauvegarde de sa base socio-politique, sans cesse compromise par la poussée de tensions idéologiques et surtout de forces religieuses et socio-économiques. C. Boone analyse la tendance courante à la consolidation d'un bloc d'industries de substitution aux importations : les firmes obtiennent une protection douanière, fiscales et juridique élevée, en échange de quoi elles étendent avec succès - la moitié de la consommation textile est élaborée sur place en 1975 - les usines et les emplois, mouvement fort bien reconstitué dans ce livre ; celui-ci reprend aussi l'étude du repli des sociétés de négoce de la collecte des produits", étatisée, et de la distribution de détail des "marchandises", transmise au commerce local, sénégalais ou syro-libanais - mais C. Boone aurait pu aussi s'appuyer sur la thèse du géographe Yves Péhaut (Les oléagineux en Afrique occidentale) dont nombre d'analyses historiques sur les structures du commerce des arachides et le revenu paysan sénégalais auraient pu nourrir sa réflexion.

Dans un second temps, C. Boone établit les causes de la disparition de ce bloc industriel - modeste à l'échelle mondiale, avec moins de 5 000 salariés - et l'originalité de son enquête en est encore renforcée : démêlant avec précision les arcanes des luttes politiques et idéologiques, elle reconstitue la tendance à la sénégalisation des affaires, qui débouche sur une contradiction profonde. D'une part, dans les années 1970-1980, une couche de responsables entrepreneuriaux autochtones prend en charge de plus en plus le secteur économique parapublic, notamment à la suite de la nationalisation et, pour le textile, de la cession progressive du capital à des intérêts sénégalais : ce serait ainsi une réussite, puisqu'industrialisation et sénégalisation symboliseraient le démantèlement de l'emprise néo-coloniale et le développement.
 

Cependant, d'autre part, C. Boone montre avec finesse comment émerge une seconde couche de patrons sénégalais tournée vers le négoce et appuyée elle aussi sur le Pouvoir : les licences d'importation sont ainsi accordées largement, la fraude douanière s'institutionnalise, la contrebande par la Gambie s'amplifie, appuyée sur les intérêts commerciaux proches des Mourides - dont C. Boone évoque à plusieurs reprises l'influence économique. Ce bouleversement des conditions de fonctionnement de l'industrie sape ses débouchés, au fur et à mesure que les importations croissent. Tant que les subventions publiques comblent les déficits, le firmes industrielles résistent vaille que vaille, puis, quand la crise financière du Sénégal s'avive et les programmes de réajustement prennent corps, elles s'effondrent, complètement balayées, comme le dessein de l'industrialisation, effacé au profit de la satisfaction des besoins de consommation par des importations à bas prix : à la domination des maisons de commerce européenne succède finalement la force de couches marchandes sénégalaises et levantines, remarquablement insérées dans les réseaux du Pouvoir politique, force symbolisée par le démantèlement en 1988 de tous les restrictions des importations. Le fameux "capital national", tant rêvé dans les années tiers-mondistes, n'est pas ici industrialisateur et néo-saint-simonien, puisqu'il se réduit aux fonctions de redistribution de la production des pays développés.

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